Les doublets etimologiques

Les doublets. Ainsi qu'il s'ensuit des faits analysés, le vocabulaire français examiné du point de vue de son origine se compose de trois couches essentielles de mots :

1) les mots d'origine populaire ;

2) les mots d'origine savante ;

3) les mots d'origine étrangère.

Il peut arriver que deux mots appartenant à deux couches différentes proviennent étymologiquement d'un même vocable introduit dans la langue française par deux voies distinctes. Nous sommes alors en présence de doublets.

Signalons quelques exemples lorsque le même mot latin a pénétré en français par des voies différentes.

mot lat.

auscultare

captivus

fragilem

pensare

integrum

fabrica

hospitale

liberare

advocatum

legalem

mot fr. pop.

écouter

chétif

frêle

peser

entier

forge

hôtel

livrer

loyal

mot fr. sav.

ausculter

captif

fragile

penser

intègre

fabrique

hôpital

libérer

avocat

légal

mot lat. mot de souche fr. mot repris à une

langue étrangère

(vivante)

balneum caballarium bain chevalier bagne < ital. bagno -« bain » (cf. : баня en russe) cavalier ital.

dominam dame duègne esp.

nigrum noir nègre esp.

Les doublets sont parfois la conséquence du retour dans la langue d'origine de mots déformés à la suite de leur séjour plus ou moins durable dans une autre langue. Tels sont tunnel, interview, humour, car em-pruntés à l'anglais, et leurs parents français tonnelle, entrevue, humeur et char.

Dans la majorité des cas les doublets se spécialisent quant à leur sens (cf. : livrer et libérer, peser et penser) ; plus rarement les doublets sont des synonymes qui diffèrent toutefois par les nuances de leurs acceptions et par leur emploi ; ainsi pour frêle et fragile on dira une personne frêle, une santé frêle, une plante frêle, mais un objet fragile}

27. . Le fonds usuel comprend des vocables d'un emploi commun pour toute la société. Tels sont les mots et les expressions terre, soleil, homme, grand, beau, travailleur, avoir faim et une quantité d'autres qui sont parmi les plus usités dans la langue. À côté des mots autonomes le fonds usuel comprend les mots-outils ou non-autonomes qui ont reçu un emploi commun et durable. Ce sont les articles, les pronoms, les verbes auxiliaires, les prépositions, etc. Les mots et locutions du fonds usuel qui constituent la base lexicale du français standard1, sont nécessairement employés par les représentants de couches sociales différentes dans la plupart des régions où le français sert de moyen de communication2.

En dehors du fonds usuel du vocabulaire demeurent les mots dialectaux d'une extension restreinte, employés de préférence dans une région déterminée. Ainsi mouche à miel répandu au Nord de la France n'entre pas dans le fonds usuel, tandis que abeille exprimant la même notion et employé sur presque tout le territoire du pays en fait sans conteste partie.

Les mots d'argot et de jargon, les termes spéciaux et professionnels, etc., doivent être aussi exclus du fonds usuel ; tels sont, par exemple, les cas de bûcher, potasser, piocher, chiader tenant lieu de « travailler ferme » dans l'argot scolaire.

Le vocabulaire est la partie la plus fluide de la langue, la partie la plus sensible aux changements survenus dans la société humaine, dans son régime social, dans les domaines scientifiques et techniques, dans les mœurs, etc.

Toutefois les mots du fonds usuel subsistent dans la langue pendant une longue durée. Le fonds usuel est de beaucoup plus vital que l'ensemble du vocabulaire. En effet, un grand nombre de mots du fonds usuel lexical du français moderne remonte à une période historique éloignée, à l'époque de la domination romaine en Gaule et de son envahissement ultérieur par les tribus germaines, durant la période de formation de la langue française à base du latin populaire (ou « vulgaire »).

Le fonds usuel du français moderne a conservé un grand nombre de mots ayant appartenu autrefois au latin populaire et qui ont été répandus sur le territoire de la Gaule par les soldats romains. Citons quelques-uns de ces mots qui sont jusqu'à présent d'un emploi commun : oie < auca, parent < parentis, tête < testa, jambe < gamba, cité < civitas, bouche < bucca, manger < manducare, trouver < tropare, passer < passare, poitrine < pectorina.

Le latin populaire possédait un certain nombre de mots d'origine étrangère, ce qui s'explique par les relations économiques, culturelles et autres que Rome avait établies avec les autres peuples.

Les relations étroites entre Rome et la Grèce ont contribué à la pénétration de certains mots grecs dans le fonds usuel du français par l'entremise du latin populaire ; tels sont : corde < corda < chorda ; carte < carta < charta ; lampe < lampas - «факел, свеча» ; épée < spata < spatha, école < schola ; cathédrale < cathedra.

Le latin populaire possédait un certain nombre de mots de provenance germanique. C'étaient pour la plupart des termes militaires qui avaient pénétré en latin à la suite des conflits militaires entre les Romains et les tribus germaines. Ainsi les mots guerre, éperon, trêve, qui font jusqu'à présent partie du français remontent à cette période lointaine. On peut encore ajouter quelques mots qui signifiaient autrefois la robe d'un cheval et qui, aujourd'hui, désignent des couleurs en général : blanc, brun, fauve, gris.

À l'époque de la domination romaine en Gaule (I-er siècle avant notre ère-Ve siècle de notre ère) le latin populaire qui élimina la langue indigène a pourtant assimilé quelques dizaines de mots d'origine celtique (signalons que leur nombre varie d'un ouvrage à l'autre'. Ces mots exprimaient surtout des notions touchant aux mœurs villageoises ; tels sont alouette, charrue, sillon, ruche, tonneau, charpente, bouleau, chêne, alouette, bec, lieue.

Ce caractère rustique des mots d'origine celtique est dû à la diffusion extrêmement -lente du latin à la campagne.

« Le paysan gallo-romain, écrit W. von Wartburg, s'accoutumait à se servir des termes latins pour désigner les produits qu'il vendait à la ville... Mais pour les choses... qui ne sont familières qu'au paysan... il ne s'est pas laissé imposer le terme latin... Ce sont les habitants des villes qui ont les premiers abandonné la langue maternelle » [41, p. 29].

L'envahissement du nord de la Gaule par les Francs (une des tribus germaines) vers la fin du Ve siècle et l'occupation ultérieure de toute la Gaule sont les causeshistoriques de la pénétration dans le vocabulaire et son fonds usuel de toute une série de mots d'origine germanique (plus de 500 mots germaniques ont pris pied dans le vocabulaire du gallo-roman ; environ 200 d'entre eux sont restés dans le français contemporain'.

Les Francs ont apporté avec eux des éléments d'un régime social nouveau, du régime féodal qui était plus progressif que le régime esclavagiste légué par les envahisseurs romains. Après l'invasion des Francs les germes du féodalisme ont pris racine et ont commencé à croître sur le territoire de la Gaule. Ce fait d'une importance exceptionnelle pour l'histoire de la France a laissé quelques traces dans la langue et, en particulier, dans le fonds usuel du français moderne. On peut nommer maréchal, riche qui signifiaient respectivement « domestique chargé de soigner les chevaux » et « puissant », qui entrent dans le fonds usuel et qui étaient autrefois des termes de féodalité.

Les Francs qui menaient presque exclusivement une vie champêtre ont introduit dans le français des mots qui ont rapport à la campagne ; parmi eux hêtre, haie, jardin, gerbe, frais sont d'un usage courant dans le français d'aujourd'hui. Ils ont aussi introduit un certain nombre de mots désignant des objets ou phénomènes se rapportant à la vie sociale et domestique ; entre autres, les mots fauteuil, gant, hareng, orgueil, gage, guérir appartiennent au fonds usuel du français actuel.

Vers le VIIIe siècle la langue parlée par les habitants de la Gaule s'était tellement éloignée au cours de son développement de la langue écrite, précisément du latin classique, que ce dernier était devenu complètement inaccessible aux masses populaires1.

Ainsi qu'on le voit d'après les exemples signalés beaucoup de mots sont entrés dans le fonds usuel du français depuis des siècles, à l'époque de la formation de la langue française.

Ces mots ont pénétré si profondément dans la langue, ils y ont reçu un emploi si vaste qu'ils sont parvenus jusqu'à nos jours et font toujours partie du fonds usuel.

Pourtant le fonds usuel du français de nos jours n'est guère le fonds primitif du vocabulaire de l'époque de la formation de la langue française ; il est beaucoup plus riche que, par exemple, au IXe siècle. À plus forte raison le fonds usuel du français moderne ne doit être confondu avec le fonds héréditaire (terme répandu dans la littérature linguistique française) qui comprend les mots du latin populaire de l'époque de la formation du français.

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