Commentaires sur quelques livres
du XXe siècle.
Daniel Rondeau, né le 7 mai 1948 au Mesnil-sur-Oger en Champagne, est un romancier, éditeur, journaliste et diplomate français. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels des livres autobiographiques, des romans, notamment Dans la marche du temps, une série de récits sur des villes, et des textes sur la littérature et l’histoire. Ses livres sont traduits en plusieurs langues, espagnol, italien, portugais, grec, turc et japonais. Il a reçu le grand prix Paul Morand de l'Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Il est marié et père de deux enfants.
A vingt ans, Daniel Rondeau abandonne ses études de droit et s'établit comme ouvrier dans une usine en Lorraine. Nous sommes en 1968, le vent de la révolution souille sur les esprits et la Gauche prolétarienne attire dans ses rangs les jeunes gens idéalistes. Daniel Rondeau entre en littérature en 1979, avec la publication de Chagrin Lorrain, un essai sur l'histoire ouvrière, suivi par son premier roman L’Age-Déraison.
En 1982, il revient à Paris où il dirige les pages littéraires de Libération. Puis il se tourne vers l'édition en fondant Quai Voltaire où il publie notamment Paul Bowles, Evelyn Waugh et Roger Stéphane.
En 1988, Daniel Rondeau combat, le stylo à la main, en prenant fait et cause pour le général Aoun. Sa Chronique du Liban rebelle reste encore aujourd'hui interdite au Liban. De cet engagement naîtra également un roman, La Part du diable, qui retrace les aventures d'un banquier protestant envoyé en mission dans un Beyrouth de théâtre, à la fin des années 80.
Grand voyageur, Daniel Rondeau est l'auteur de plusieurs portraits de ville : Tanger et Alexandrie, prix des Deux Magots 1999. On lui doit également une biographie de Johnny Mallyday et des croquis d'écrivains rassemblés dans Les Fêtes partagées où l'on croise Alberto Moravia, le prince de Lampedusa, Vladimir Nabokov ou encore William Boyd.
Daniel Rondeau donne ici les commentaires sur quelques livres préférés du XXe siècle.
« Je m'inventai de dresser la liste des dix livres, ou des dix écrivains, du XXe siècle que j'emmènerais avec moi si j’étais condamné à vivre pendant un certain temps sur une île déserte. Pour commencer, je convoquai Louis Aragon*. Héritier de l'image brisée de l'écrivain romantique. Emporté par les charivaris et les cris rageurs des masses en mouvement qu'il rêvait de déplacer comme un enfant manipule ses soldats de plomb sur le tapis de sa chambre. Insaisissable entre le mentir et le vrai, il traversa son temps comme un pochard, se regardant et se voyant double, d'un côté la bassesse, l'infamie et les turpitudes, de l'autre la volonté de roman, l'écriture comme une respiration.
Mon deuxième écrivain s'appelle Georges Navel*. Travaux, publié en 1945, est le récit très poétique de ses vagabondages. C'était un self-made-man à l'humeur fraternelle qui avait emprunté aux hommes de la Renaissance « une vie de la pensée et une perception très vive de l'équilibre du corps ». On a souvent sorti à son propos l'étiquette « littérature» prolétarienne ». Il a souvent pris sa grosse voix pour protester.
Je l'entends encore gronder : « Je ne me sens pas plus ouvrier que Paul Yaléry ». C'était un homme du Peuple-Roi.
Mon troisième est Malraux*. Parce qu'il était une conscience dans le cercle étroit des hommes et qu'il a tout jeté dans le chaudron du monde. Il écrivait en cherchant dans la nuit, nuit des âges, nuit des civilisations disparues, nuit des peuples, nuit de l'homme et de son héritage, les réponses à ses obsessions. De Malraux j'ai choisi les Antimémoires où, tel Chateaubriand, il ouvre la porte d'un souterrain qui s'appelle l'Histoire, en levant sur les ombres du passé les feux de sa lanterne orphique.
L’Histoire et les ombres du passé me conduisent tout naturellement à Georges Duby*. Un grand historien n'est pas seulement un bon historien, c'est un écrivain. Pour Duby, faire de l'histoire, c'était avant tout exercer la fonction fondamentale du souvenir en le transcendant par l’écriture. J'ai choisi de Duby Saint Bernard et l'art cistercien1 pour deux raisons. La première, c'est que Saint Bernard et ses compagnons ont marqué toute la culture européenne ; la seconde est que Duby dépouillant les cartulaires de Cluny nous posait un lancinant problème : pour les contemporains de Saint Bernard, quelle était la fonction de ce que nous appelons l'art et qui pour nous n'a pas de fonctions.
Pour Camus*, le doute est encore là. Ai-je d'abord admiré l'écriture chauffée à blanc de Noces ou la silhouette pensive, un peu Bogart, d'un journaliste penché sur les épreuves de sa copie au marbre de Combat. Aujourd'hui, je vois dans Noces une façon de comprendre l'Afrique romaine, de regarder la misère de Kabylie sans se sentir dans la peau d'un colonisateur. Si Camus vivait aujourd'hui, en Algérie, il serait assassiné. Sa grandeur aura été d'être à la fois le philosophe de la révolte1, et non de la révolution, et un écrivain capable d'affronter l'éternité des choses.
J'ai choisi Roger Vaillant* parce qu'il me semble terriblement français. Libertin, resistant, communiste, épris du XVIIIe. C'était un homme qui courait après des rêves dont déchirait l'étoffe quand ils s'approchaient de lui.
Charles Péguy* a écrit un phrase qui me semble toujours pleine de mystères. « Il n'y a pas de grands écrivains, il n’y a que des grands hommes ». Je me suis souvent interrogé sur cette phrase. Je crois que le grand homme selon Péguy est celui qui a la capacité de dilater son âme, ses possibilités de compréhension et de communion et de se mettre à l'unisson de l’universel.
Six romans et un chapelet de chroniques ont suffi à Roger Nimier* pour conquérir Paris à la fin des années cinquante. Nimier n'oublie jamais d'amuser la galerie. L’envoi de messages apocryphes signés Sartre* ou Cocteau* est l'une de ses spécialités. Au lendemain de la mort de Gide, en février 1951, il envoie à François Mauriac le télégramme suivant : «L'enfer n'existe pas. Stop. Tu peux te dissiper. Stop. Préviens Claudel. » Signé : André Gide. L'Élève d'Aristote est un des plus beaux livres que je connaisse et qui a l'immense avantage de contenir tous les auteurs dont je vous ai parlé à l'exception de Camus et Navel.
Et je terminerai par Paul Morand*. Beaucoup de travail, par délassement, du grand air par principe, et de bonnes manières, par pessimisme. Esthète sans morale, il pensait que l'homme, mauvais par nature, serait sauvé par ses politesses. Sans destination, insaisissable, toujours étranger, tel le prince de Ligne, n'aimant pas les voyages mais le mouvement, cet amateur de vitesse se hâte de fixer sur un instantané la vérité de lieux qu'il ne fait qu'entrevoir.
Daniel Rondeau
LE FIGARO littéraire, juin 2000.
Les dix livres préférés de Daniel Rondeau :
1 - La Semaine sainte, de Louis Aragon
2 - Les Antimémoires, d'André Malraux
3 - Travaux, de Georges Navel
4 - Saint Bernard et l’art cistercien, de Georges Duby
5 - Hécate et ses chiens, de Paul Morand
6 - Le Regard froid, de Roger Vailland
7 - Noces, d'Albert Camus
8 - L'Élève d'Aristote, de Roger Minier
9 - Le Hussard sur le toit, de Jean Giono
10 - Notre jeunesse, de Charles Péguy
1 L'art cistercien est créé et transmis par l'ordre religieux fondé en 1098 par saint Robert de Molesme, en réaction au laisser-aller des monastères clunisiens vis-à-vis de la règle de saint Benoît.
Notes :
*Louis Aragon (1897-1982) est un poète, romancier et journaliste. Il est également connu pour son engagement et son soutien au Parti communiste français de 1930 jusqu'à sa mort.
*Georges Navel, de son vrai nom Charles François Victor Navel (1904 - 1993), est un écrivain français.
*André Malraux(1901-1976), pour l'état civil Georges André Malraux, est un écrivain, aventurier, homme politique et intellectuel français.
*Georges Duby, (1919-1996) est un historien français spécialiste du Moyen Âge, professeur au Collège de France de 1970 à 1991.
*Albert Camus, (1913-1960), est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l'après-guerre.
*Roger Vailland, (1907-1965, est un écrivain, essayiste, grand reporter et scénariste français. Son œuvre comprend neuf romans, des essais, des pièces de théâtre, des scénarios pour le cinéma, des journaux de voyages, un journal intime et de nombreux articles de journaux rédigés tout au long de sa vie.
*Charles Pierre Péguy (1873-1914) est un écrivain, poète et essayiste français. Il est également connu sous les noms de plume de Pierre Deloire et Pierre Baudouin.
*Roger Nimier, (1925-1962), est un écrivain français. Romancier, journaliste et scénariste, il est considéré comme le chef de file du mouvement littéraire dit des « Hussards ». L'expression les Hussards désigne un courant littéraire français qui, dans les années 1950 et 60, s'opposa aux existentialistes et à la figure de l'intellectuel engagé qu'incarnait Jean-Paul Sartre. Le roman de Roger Nimier Le Hussard bleu a donné son nom au mouvement.
*Jean-Paul Sartre, (1905- 1980), est un écrivain et philosophe français, représentant du courant existentialiste, dont l'œuvre et la personnalité ont marqué la vie intellectuelle et politique de la France de 1945 à la fin des années 1970.
*Jean Cocteau, (1889- 1963), est un poète, graphiste, dessinateur, dramaturge et cinéaste français. Il est élu à l'Académie française en 1955.
*Paul Morand, (1888-1976), est un écrivain, diplomate et académicien français. Considéré comme un des pères du « style moderne » en littérature, son œuvre a eu une large influence sur les Hussards, en particulier Roger Nimier.
Exercices.