Fonds celtique et fonds latin

Les Français ne sont pas, comme ils l'affirment parfais inconsidérément, une
race Satine, mais une civilisation, où le fonds latin tient une place essentielle.
ANDRÉ SIEGFRIED a marqué le double apport des Celtes et des Latinsdans la
formation du génie français.

L'esprit français révèle immédiatement, quand on le considère, deux
tendances contradictoires, l'une rejoignant Sancho1 et l'autre Don
Quichotte.

Il y a d'abord une tendance pratique et même terre à terre, qui s'exprime
surtout dans le tempérament et le comportement traditionnel du paysan.
L'origine en est, je crois, principalement celtique, car le Celte, même
erratique2, poète ou fantaisiste, est attaché à lafamille, au sol, à tout ce qui
l'enracine dans son milieu. C'est par là que nous nous distinguons
essentiellement des Anglo-Saxons et des Nordiques et c'est dans la vie
privée que ces traits se développent avec le plus de force, car dans la vie
publique il semble qu'il s'agisse d'un autre homme. De ce point de vue,
comme chef de famille, comme membre de cette famille ou comme
individu, le Français témoigne d'un sens étroit de l'intérêt matériel, d'un
goût presque passionné pour la propriété individuelle, au sens romain du
terme (uti et abuli2, oui c'est bien ainsi qu'il l'entend). Dans les affaires
privées, c'est un être de bon sens, possédant à un remarquable degré l'esprit
de mesure: on lui reprocherait presque de ne pas viser assez haut, de se

contenter de trop peu, car «un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, lui dit
le proverbe, et il le pense. Bref, dans l'existence de chaque jour, c'est un
réaliste, qui a le pied sur la terre et qui ne se paie pas de mots. Les affaires
des Français sont en général bien gérées, du moins quand guerres et
catastrophes ne fondent pas sur eux: leur mobilier est alors bien entretenu,
leur linge en bon état, ce n'est pas chez eux qu'on le raccommode avec des
épingles doubles! Ils n'aiment pas devoir de l'argent, leur budget est en
équilibre, et si les dépréciations monétaires rendent cette saine gestion
impossible, c'est avec une sincère nostalgie3 qu'ils regrettent le temps où
l'on pouvait, même au prix d'un sacrifice, joindre les deux bouts4,
conformément aux règles de sagesse financière qu'ils ont héritées de leurs
pères. Cette sagesse, cet esprit d'épargne, qui frappent l'étranger, sont
susceptibles du reste de devenir étroitesse, provincialisme et même, à un
certain degré, matérialisme. Dans un vieux pays comme le nôtre, où
l'argent est difficile à gagner, n'est-il pas naturel qu'on le défende avec plus
d'âpreté? L'Américain est plus généreux, mais, s'il perd sa fortune, il croit
du moins qu'il pourra, dans l'espace d'une même vie, la regagner. Nous
n'avons pas cette illusion.

Ce n'est là toutefois qu'un aspect de notre caractère, que contredit une
tendance, non moins évidente, vers l'universalisme, l'idéalisme et le
désintéressement.' Rassuré sur ses intérêts et limitant assez vite ses
ambitions à cet égard, le Français libère son esprit par une sorte de
débrayage6 entre l'action et la pensée. Il s'élève alors jusqu'au désintéres-
sement intellectuel, par un processus de dissociation dont seul, je crois, le
Chinois nous fournit dans le monde un autre exemple. Nous dépassons
l'étroitesse nationaliste ou ethnique, pour nous élever à une notion,
proprement humaniste, de l'homme, et c'est par là que notre capacité de
rayonnement, notre faculté de libérer les esprits, d'ouvrir les fenêtres
apparaissent vraiment incomparables. Ce trait, nous l'avons vu, est latin, et
nous le tenons sans doute de la latinité par le classicisme, qui est à la base
de toute notre éducation et vers lequel nous ramène toujours notre instinct
national le plus profond*.

ANDRÉ SIEGFRIED. L'Ame des Peuples (1950).
Примечания:

1. Слуга Дон Кихота Санчо Панса является воплощением трусоватого здравого
смысла, в то время как Дон Кихот символизирует романтический, безрассудный геро-
изм. 2. Непостоянный, склонный к скитаниям. В настоящее время это старинное слово

слово используется только как геологический термин. 3. Пользоваться и использовать
(лат.).Формулировка прав владельца в римском праве. 4. Ностальгия, тоска по родине
или по прошлому. 5. Сводить концы с концами. 6. Термин автомобилистов: выключе-
ние сцепления. Означает также кратковременную забастовку.

Вопросы:

*Cette double origine du caractère français ne pourrait-ellepas expliquerquelques-unes
des contradictions mises en lumière dans le texte précédent?

L'HONNÊTE HOMME

Si La Rochefoucauld, Pascal, le chevalier de Mère surtout, se sont appliqués à
définir l'honnête homme, c'est qu'il représente un type achevé du Français du
XVII " siècle, qu'il est l'expression idéale de toute une société.

L'honnête homme a une belle taille, des membres forts et souples, des
gestes aisés, un maintien élégant. Il est apte à tous les exercices de guerre
ou de plaisir, bon cavalier, bon chasseur, adroit à la paume1 à la lutte et à la
nage, musicien et bon danseur, connaissant les jeux de hasard et les
pratiquant sans folie. Le plus grand plaisir de la société étant la
conversation, il connaît à la fois le prix des considérations sérieuses et des
bagatelles bien dites. Modeste en parlant de soi, franc à louer les autres, i!
n'a rien qui le rendrait fâcheux. Il n'est ni querelleur, ni grognon, ni
emporté, ni complimenteur, ni opiniâtre. Il fuit la raillerie médisante, la
bouffonnerie, les petites façons. Il ne joue pas au prédicateur en chambre.
Il ne tire pas l'attention sur lui, il sait écouter et profiter de ce qu'il entend:
il n'élève jamais le ton de la voix pour prendre avantage sur ceux qui ne
parlent pas si haut. Il aime la compagnie des femmes pour ce qu'elle
apporte d'agrément, de finesse, de galanterie subtile. Il est capable de
dessiner un paysage, de lever un plan, d'apprécier la beauté d'une statue,
d'un tableau ou d'une médaille. Il lit tout ce 'qu'il faut lire et sait tout ce
qu'il faut savoir, sans prétendre pourtant rivaliser avec les docteurs et les
savants. Pour lui, la véritable beauté de l'esprit consiste dans un
discernement juste et délicat, inséparable du bon sens. En parlant, il
cherche le mot juste, l'expression exacte, non le faux brillant. S'il écrit, il
ne s'applique pas seulement à plaire par la pureté du style, la vivacité du
tour et les grâces du langage, mais plus encore par la justesse des idées, la
force de la doctrine, l'abondance de la raison. Mais il est loin de toute




solennité conventionnelle, de toute gravité cérémonieuse à l'espagnole2,
l'expression triviale ne l'effraie pas. Il fait en' public et sans se gêner
quantité de choses que la civilité de notre temps ordonne de faire en
cachette et sans en parler. Rien en lui d'affecté, d'hypocrite, de faux, de
fade, de gourmé :

Cette raison, à laquelle il accorde tant de confiance, n'est pas une simple
puissance d'abstraction et de déduction. C'est la conformité de l'esprit avec
le réel, la faculté dominatrice qui permet de voir clair en soi-même et de
prendre des choses une conscience entière. C'est en ce sens que Racine a
écrit4 que le caractère de Phèdre est ce qu'il a mis de plus raisonnable sur le
théâtre. Il veut dire: de plus vraisemblable, de plus fidèle à la vérité
psychologique, à l'observation du cœur humain. Au fond, l'honnête homme
est un homme qui sait vivre. Mais si le savoir-vivre, sous sa forme
élémentaire, est le talent de se bien comporter en société, savoir vivre est
un art infiniment plus relevé, puisqu'il consiste à mener, de parti pris, une
vie remplie, noble et difficile, avec la parfaite connaissance de ses forces et
le souci qu'elles soient bien employées. Certains disent, sans nuances, que
l'honnêteté est la quintessence, le comble et le couronnement de toutes les
vertus. D'autres unissent le mot à la prudence, à l'honneur, à la foi, à la
droiture, à l'intégrité, à la discrétion. Mère5, qui fut l'ami de Pascal, précise
d'une manière décisive que l'honnête homme se comporte d'une manière
agissante et commode, plutôt qu'en philosophe. En d'autres termes,
l'honnête homme est dans la vie. Il se distingue des autres par le jugement,
par la clairvoyance de l'esprit, par la sérénité du cœur, par la maîtrise de soi
dans la conduite. Capable d'éprouver des passions fortes, il n'a pas
d'inquiétude maladive, il n'est pas de ces désespérés qui vivent aujourd'hui
comme s'ils devaient mourir demain. Par ses lectures, il a acquis du
discernement, de la sagesse, mais plus encore par la pratique des choses et
par la connaissance des hommes, expérience directe, franche, aiguisée*.

PIERRE gaxotte. Histoire des Français (1951).
Примечания:

1. Старинная игра в мяч, предшественница тенниса. 2. Этикет играл весьма важ-
ную роль в отношениях в высшем испанском обществе. 3. Чопорного, надутого.
4. В предисловии к "Федре". 5. Мере, Жорж де (1610 - 1685) французский моралист,
теоретик "благовоспитанности".

Вопросы:

* Cherchez dans le texte une ou deux expressions particulièrement heureuses qui
pourraient résumer ce portrait.

L'ESPRIT DE VOLTAIRE

Esprit de Voltaire, esprit voltalrien: deux expressions qu'il ne faut pas
confondre... mais qui peuvent s'associer, comme on le verra ci-dessous.
Qui ne sourirait devant l'hiftoire de Voltaire rencontrant au cours d'une
promenade le Saint Viatique et se découvrant avec respeft? Un ami s'étonne:

L'AMI. — Eh quoi! vous vous êtes donc réconcilié .avec Dieu?
VOLTAIRE. — Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas!
On lui parlait du savant anatomifte Haller1. Il en fit un grand éloge:

VOLTAIRE. — Oh! M. Haller, grand savant, grand philosophe, grand
poète!

UN AMI. — C'est d'autant mieux à vous d'en dire du bien qu'il ne dit que
du mal de vous !

VOLTAIRE. — Après tout, nous nous trompons peut-être l'un et l'autre!

Après Nanine, qui avait été d'ailleurs un retentissant échec, l'abbé Pellegrin sl'
plaignait auprès de Voltaire:

PELLEGRIN. — J'ai retrouvé dans votre tragédie de nombreux vers pris
dans mes pièces! Je m'étonne qu'un homme si riche prenne le bien d'autrai!

VOLTAIRE. — Vous aurais-je volé sans le savoir? Je ne m'étonne plus de
la chute de ma pièce.

Л la première d'Œdipe2, qui avait eu un gros succès, un gentilhomme
s'approcha de l'auteur et familièrement:

LE GENTILHOMME. — Mes compliments. Voltaire!

VOLTAIRE. — Merci, assurément; mais ne pourriez-vous dire: monsieur
de Voltaire?

LE GENTILHOMME. — Oubliez-vous la différence de naissance qui nous
sépare?

VOLTAIRE. — Je ne l'oublie pas. Cette différence fait que je porte mon
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nom, et que vous êtes écrasé par le vôtre!

Le même jour, Fontenelle' lui faisait un compliment un peu pointu:
EONTENELLE. — Mon cher Voltaire, puis-je vous parler en toute sincérité?
VOLTAIRE. — Je vous en prie.

FONTENELLE. — Vous n'êtes pas propre au théâtre. Votre style est trop
brillant, vous avez trop d'esprit.

VOLTAIRE. — Je m'en corrigerai, et, pour commencer, je vais relire vos
œuvres.

// savait en certaines occasions être modeSte. M. de Boisgelin louait la
limpidité de son Style:

«Peuh! fit-il, les ruisseaux ne sont clairs que parce qu'ils ne sont pas
profonds.»

// aimait jouer aux petits jeux. Chez la duchesse du Maine , il proposa un soir
une assez agréable énigme:

Cinq voyelles, une consonne,
En français, composent mon nom
Et je porte sur ma personne
De quoi l'écrire sans crayon.

(Le mot était: oiseau.)

A la mort du philosophe, Catherine II, tsarine, acheta sa bibliothèque; elle y
trouva un cahier manuscrit plein de notes inédites qu'on publia en 1880 sous le
titre: Sottisier de Voltaire. En voici quelques très brefs extraits:

«Nous cherchons tous le bonheur, mais sans savoir où il est, comme'ces
ivrognes qui cherchent leur maison sachant confusément qu'ils en ont
une...» (...)

«Les hommes seront toujours fous et ceux qui croient les guérir sont les
plus fous de la bande...» (...)

«Il y a une différence si immense entre celui qui a sa fortune faite et
celui qui doit la faire, que ce ne sont plus deux créatures de la même
espèce...»

On lit encore dans le Sottisier cette réflexion demeurée d'une si brûla'nte actualité:

« II n'y a point aujourd'hui de nation qui murmure plus que la française,
qui obéisse mieux et qui oublie plus vite*. »

LÉON TREICH. L'Esprit français (1943)
Примечания:

1. Альфред фон Галлер (1708 - 1777) — швейцарский естествоиспытатель, врач,
поэт (писал на немецком языке). 2."Эдип", первая трагедия Вольтера (1718). 3. Бернар
Ле Бовье де Фонтенель (1657 - 1757) — французский писатель и популяризатор науки.
4. Ремон де Буажлен (1732 - 1804) — французский прелат. 5. Луиза, графиня Мэнская
(1676 - 1753) — супруга Лу Огюста, герцога Мэнского, побочного сына Людовика
XIV. В её салоне в замке Со собирались самые блистательные люди того времени.

Вопросы:

* Cherchez dans ces citations celles qui dénotent l'esprit de repartie; marquez les //oints
sur lesquels cet esprit s'exerce. — Cherchez celles qui vont plus loin dans la connaissance
de l'homme; discutez-les.

MARCHE-A-TERRE, LE CHOUAN

Des hommes de l'ancienne France, le Chouan (nom donné aux insurgés roya-
listes de l'Ouest, en 1794) est un des plus représentatifs. H symbolise
l'attachement ancestral du terrien à la foi catholique et monarchiste, qu'il
défendit farouchement contre les «Bleus», c'est-à-dire les révolutionnaires.
Dans un de ses romans les plus célèbres, balzac a brossé, en la personne de
Marche-à-terre, un inoubliable portrait de Chouan.

Un officier républicain, Hulot, a été chargé d'enrôler des soldats enllle-et-
Vilaine. Il les a fait mettre en marche dans la direUion de Mayenne. Mail les
Jeunes recrues, peu enthousiastes, s'arrêtent souvent en chemin, et cette lenteur
provoque l'impatience de l'officier.

«Pourquoi diable ne viennent-ils pas? demanda-t-il pour la seconde fois
de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il dans le village
quelque bonne Vierge à laquelle ils donnent une poignée de main?

— Tu demandes pourquoi?» répondit une voix. En entendant des sons
qui semblaient venir de la corne avec laquelle les paysans de ces vallons
rassemblent leurs troupeaux, le commandant se retourna brusquement
comme s'il eût senti la pointe d'une épée, et vit à deux pas de lui un
personnage encore plus bizarre qu'aucun de ceux emmenés à Mayenne
pour servir la République. Cet inconnu, nomme trapu, large des épaules, lui
montrait une tête presque aussi grosse que celle d'un bœuf, avec laquelle

elle avait plus d'une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraître
son nez encore plus court qu'il ne l'était. (...) Cette face, comme bronzée
par le soleil et dont les anguleux contours offraient une vague analogie
avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était la seule partie visible
du corps de cet être singulier. A partir du cou, il était enveloppé d'un
sarrau, espèce de blouse en toile rousse plus grossière encore que celle des
pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce sarrau, dans lequel un
antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait
à mi-corps, en se rattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des
morceaux de bois grossièAment travaillés et dont quelques-uns gardaient
leur écorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui lui
garnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme
humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux
luisants, semblables aux poils de ses peaux de chèvre, tombaient de chaque
côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux chevelures
de ces statues du Moyen Age qu'on voit encore dans quelques cathédrales
(...). Il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont le
cuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double de celle des
fouets ordinaires*. La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile
à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que
l'inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit (l'un se disait pour l'autre)
qui se repliait sur la colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l'arrivée de
cet homme étonna singulièrement le commandant; s'il n'en parut pas le
moins du monde intimidé, son front toutefois devint soucieux; et, après
avoir toisé2 l'étranger, il répéta machinalement et comme occupé de
pensées sinistres: «Oui, pourquoi ne viennent-ils pas? le sais-tu, toi?

— C'est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui
prouvait une assez grande difficulté de parler français, c'est que là, dit il en
étendant sa rude et large main vers Ernée3 là est le Maine4, et là finit la
Bretagne.»

Puis il frappa fortement le sol en faisant tomber le pesant manche de
son fouet aux pieds mêmes du commandant (...). La grossièreté de cet
homme taillé comme à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide
ignorance gravée sur ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare.
П gardait une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même
de la Bretagne, qui se relevait d'un sommeil de trois années, pour
recommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans de doubles
crêpes5.

«Voilà un joli coco6, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m'a l'air d'être

l'ambassadeur de gens qui s'apprêtent à parlementer à coups de fusil. (...)
«D'où viens-tu?»

Son œil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de ce visage
impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris la niaise expression de
torpeur dont s'enveloppe un paysan au repos.

«Du pays des Gars1, répondit l'homme sans manifester aucun trouble.
— Ton nom? — Marche-à-terre.

— Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom de Chouan8?» Marche-
à-terre, puisqu'il se donnait ce nom, regarda le commandant d'un air
d'imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n'avoir pas été
compris. «Fais-tu partie de la réquisition de Fougères?»

A cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je ye sais pas,
dont l'inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s'assit tranquillement
sur le bord du chemin, tira de son sarrau quelques morceaux d'une mince et
noire galette de sarrasin9, repas national dont les tristes délices ne peuvent
être comprises que des Bretons, et se mit à manger avec une indifférence
stupide**.

H. de balzac. Les Chouans (1820).
Примечания:

1. Военный плащ у галлов. 2. Смерив взглядом с головы до ног. 3. Небольшой го-
родок в департаменте Майен, близ которого остановилась колонна новобранцев.
4 Старинная провинция во Франции. 5. Не приводить к чрезмерным потерям с обеих
сторон. Креп — полоса черной ткани, которую носят в знак траура. 6. Подозритель-
ный тип, "гусь". 8. Diminutif populaire pour: garçons. 9. «Marche-a-terre » n'est qu'un
surnom de guerre. 10. Из гречихи. Полное название: le blé sarrasin или le blé noir, т.е.
сарацинское или черное зерно.

Вопросы:

* Etudiez l'art du portrait chez Balzac, d'après tout ce passage.

** Quelle idée l'écrivain semble-t-il se faire de la Bretagne et des Bretons dams cette
description?

MORT DE GAVROCHE

Nombreux sont les mouvements révolutionnairesqui ont secoué Paris, dans
la première moitié du XIX" siècle. Chaque fois et c'est là un fait remarquable
des barricades s'élevèrent dans les rues de la capitale.

L'émeute de 1832, que décrit VICTOR HUGO dans Les Misérables, peut être considérée
comme une des plus représentatives. Et Gavroche,le Sourire de Paris, créé, ou plutôt
animé par le génie du poète, demeure un typede la littérature française.

Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier1 aux
dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un mort à l'autre, et vidait la
giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix.

De la barricade, dont il était encore assez près, on n'osait lui crier de
revenir de peur d'appeler l'attention sur lui.

Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre.

«Pour la soif»2, dit-il, en la mettant dans sa poche. A force d'aller en
avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait
transparent.

Si bien que les tirailleurs de la ligne3 rangés et à l'affût derrière leur
levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle de la rue, se
montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée.

Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent
gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre. «Fichtre! fit Gavroche,
voilà qu'on me tue mes morts.» Une deuxième balle fit étinceler le pavé à
côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda et vit que
cela venait de la banlieue .

Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les
hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta:,

On est laid à Nanterre5 . '

C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau5
C'est la faute à Rousseau6.

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les
cartouches qui en étaient tombées, et avançant vers la fusillade, alla
dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.
Gavroche chanta:

Je ne suis pas notaire,

C'est la faute à Voltaire,

Je suis petit oiseau,

C'est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet:

Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait
la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau
béquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On
le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les
soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans
un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait.
revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les
cartouches, vidait les gibernes, et remplissait son panier. Les insurgés,
haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait, lui.
chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme; c'était un
étrange gamin-fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles
couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel
effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde7
du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette8.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître9 que les autres, finit
par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il
s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri; mais il y avait de l'Antée dans
ce pygmée"; pour le gamin, toucher le pavé, c'est comme pour le géant
toucher la terre; Gavroche n'était tombé que pour se redresser; il resta assis
sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras
en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter:

Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette
fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande
âme venait de s'envoler*.

VICTOR HUGO. Les Misérables (1862).

Примечания:

1. Корзинка, в которую Гаврош собирал патроны с убитых солдат, чтобы отнести
их повстанцам на баррикаде. 2. Намек на французскую пословицу: garder une foire
pour la soif, т.е. про запас, на черный день. 3. Линейной (тяжелой) пехоты. 4. То есть
со стороны солдат, подошедших из предместья. 5. Городки в предместьях Парижа.

6. Великие философы XVIII в. Вольтер и Руссо были яростными противниками

7. Безносое лицо. Имеется в виду череп, олицетворяющий смерть или Безносую.

8. Щелчок. 9. Aujourd'hui, on dirait plutôt traîtresse. 10. В греческой мифологии титан Антей,
сын Земли, прикасаясь к земле, обретал силы. 11. Пигмеи — низкорослые племена.

Вопросы:

* Montrez que l'étroite et naturelle association du plaisant et du pathétique est un des
. éléments caractéristiques de ce récit.

TARTARIN DE TARASCON1

ALPHONSE DAUDET, Provençal d'adoption, n'a 'peut-être pas beaucoup flatté
ses compatriotes en créant l'immortel Tartarin de Tarascon. Mais il l'a fait
avec cette gentillesse,cette absence de méchanceté propre aux gens du Midi,
qui savent comprendre la plaisanterie et distinguer le mensonge de la
savoureuse «galéjade».

Tartarin de Tarascon a été pressenti pour aller tenir un comptoir commercial
à Shanghai. Après avoir hésité, le brave méridional est resté dans sa ville natale.

En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui
fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shanghaï ou y être allé, pour
Tarascon, c'était tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on
finit par croire qu'il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui
demandaient des renseignements sur la vie à Shanghaï, sur les mœurs, le
climat, l'opium, le Haut Commerce.

Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu'on
voulait, et, à la longue, le brave homme n'était pas bien sûr lui-même de
n'être pas allé à Shanghaï, si bien qu'en racontant pour la centième fois la
descente des Tartares, il en arrivait à dire très naturellement: «Alors, je fais
armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan! pan! par les
fenêtres, sur les Tartares.» En entendant cela, tout le cercle frémissait...

«Mais alors votre Tartarin n'était qu'un affreux menteur. — Non! mille
fois non! Tartarin n'était pas un menteur... — Pourtant, il devait bien savoir
qu'il n'était pas allé à Shanghaï!—Eh! sans doute, il le savait. Seulement...»

Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s'entendre une fois pour
toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux
Méridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille
qu'à Nîmes, qu'à Toulouse, qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas,
il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire... Son
mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espèce de mirage2...

Oui, du mirage!.. Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le
Midi, et vous verrez. Vous verrez tout plus grand que nature. Vous verrez
ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et

qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison Carrée3 de
Nîmes— un petit bijou d'étagère —, qui vous semblera aussi grande que
Notre-Dame. Vous verrez... Ah! le seul menteur du Midi, s'il y en a un,
c'est le soleil... Tout ce qu'il touche, il l'exagère!.. Qu'est-ce que c'était que
Sparte au temps de sa splendeur? Une bourgade... Qu'Athènes? Tout au
plus une sous-préfecture... et pourtant elles nous apparaissent comme des
villes énormes. Voilà ce que le soleil en a fait...

Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur
Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement comme Bravida,
le brave Bravida, d'un navet un baobab4, et d'un homme qui avait failli aller
à Shanghaï un homme qui y était allé*?

ALPHONSE DAUDET. Tartarin de Tarascon (1872).
Примечания:

1. Небольшой городок на левом берегу Роны недалеко от Авиньона. 2. Мираж
3. Знаменитый античный храм в Ниме, построенный в римскую эпоху. Его размеры
около 25 м в длину и 12 — в ширину. 4. Баобаб — африканское дерево, имеющее
очень толстый ствол.

Вопросы:

* Cherchez, dans l'œuvre d'A. Daudet (et plus spécialement dans Tartarin de Tarascon).
d'autres passages où l'écrivain exploite comiquement ce goût de l'exagération propre, dit-il,
aux gens de Provence.

LA POIGNÉE DE MAIN FRANÇAISE

C'est en effet un geste bien familier aux Français, et dont la fréquence étonne
parfois les étrangers. MARC BLANCPA1N, dans ce «billet» d'un journal quotidien,
répond à un lecteur qui déflorait le temps perduà serrer des mains... et les
risques d'infection que ce geste comporte.

Je vous le dis tout de suite, monsieur, vos considérations économiques
ne me touchent point. La demi-heure que nous perdons à nous serrer la
main, nous sommes toujours capables, voyez-vous, de la rattraper. Parce
que nous ne travaillons ni comme des bœufs ni comme des machines, mais
comme des hommes qui savent forcer l'allure, accélérer le rendement, faire
vite ou plus vite encore selon leur humeur ou la nécessité.

Quant à l'échange de microbes, il ne nous effraie point; des microbes, il
y en a partout: dans l'air que tous les hommes respirent, dans les boissons
et les aliments qu'ils avalent — même quand ces aliments sont enveloppés

de cellophane! Certes, toutes les mains ne sont pas agréables à serrer. Il en
est de moites ou de rugueuses, de molles ou de brutales; mais la politesse
est justement dans le petit effort que nous faisons pour surmonter nos
répugnances. Et puis, monsieur, il vaut mieux tendre la main spontanément
plutôt que de se sentir obligé de la lever machinalement, comme faisaient
tant de gens, il n'y a pas si longtemps, dans des pays, hélas! voisins du
nôtre!

Ces serrements de mains ne sont pas toujours sincères? Nous le savons,
monsieur, et nous mettons dans ce geste ce que nous voulons y mettre: de
l'amitié ou seulement un peu de cordialité, de la froideur quelquefois et
même une réprobation muette. Personne pour s'y tromper. Mais la main
tendue et ouverte—même réticente — signifie toujours qu'aucune haine
n'est irrémédiable, que le pardon reste souhaitable et la réconciliation
possible, que la vie entre nous garde ses chances de redevenir, aimable. Et
c'est cela qui est important, bien plus important qu'une demi-heure de
paperasserie plus ou moins utile*.

MARC BLANCPAIN ( 1956).

Вопросы:

* Avez-vous une opinion sur cette question?

LE CULTE DES «IDÉES»

Héritier de Voltaire par la souplesse de la pensée et la limpidité du style,
ANDRÉ MAUROIS est aussi un des Français qui connaissent le mieux les Anglo-
Saxons. Nul ne paraissait plus qualifié pour établir entre les uns et les autres
une spirituelle comparaison.

Un écrivain américain, Claude Washburn, a dit de nous: «Les Français
sont logiques dans un monde de folie. Pour eux, non seulement 2 et 2 font 4,
mais 32 et 32 font 64, et non 4-589 comme pour tout le monde. Leurs esprits
sont ordonnés, balayés et clairs comme leur langage.» Et un homme d'État
anglais: «Quand je discute avec un Français, très vite vient un moment où
il me dit: «Tout de même, vous reconnaissez que 2 et 2 font 4?» Je
réponds: «Non», et la coopération efficace commence.»

A la vérité. Anglais et Américains se trompent en croyant les Français
logiques. Il arrive, très souvent, que le Français soit passionné au point
d'oublier toute logique. Souvenons-nous de l'Affaire Dreyfus1 ou des
discussions sur la С. Е. D.2 Nous avons eu Descartes et sa méthode, mais

aussi Pascal et son abîme; Voltaire, mais Rousseau; Anatole France1, mais
Maurice Barrés4. Ce qui reste exact, c'est que le Français a le goût des
idées et le respect de l'intelligence; en cela contraire à l'Anglais, qui a la
méfiance des idées générales et le respect du caractère. Chez nous la
culture occupe, dans l'échelle des valeurs, une place plus élevée qu'ailleurs.

Hier, dans un train, j'écoutais parler deux ingénieurs français: «Ah! qu'il
est difficile, soupirait l'un d'eux, de faire un rapport pour le patron! Il ne se
contente pas de faits; il veut des idées transcendantes5 sur la politique et
l'économie.» Et l'autre, un peu plus tard, parlant de l'affaire qu'il dirige:

«Elle est, disait-il, comme le Pélican de Musset6 Elle se laisse dévorer
par ses filiales.»

Idées transcendantes... Citations littéraires... Dialogue très français. Le
polytechnicien, qui joue dans la vie de notre pays un rôle capital, constitue
un remarquable exemple du culte de l'intelligence. Non seulement «il met
en équations la guerre, la tempête et l'amour», mais il exige que les faits se
soumettent à ses raisonnements. Voyez, dans Les Cyclones1 de Jules Roy,
ce personnage de technicien qui a calculé un avion supersonique et qui,
malgré les accidents, n'admet pas que l'événement prenne le pas sur
l'aérodynamique. Qui de nous n'a connu des ingénieurs qui jugeaient
scandaleux que la mer démolît leurs digues? Des généraux qui mettaient
leur point d'honneur à ne pas sacrifier leur doctrine à l'évidence contraire?
Les administrations françaises sont les seules à émailler leurs règlements
de formules mathématiques, qui dissimulent la complexité du réel sous la
précision inhumaine des coefficients. Les partis politiques français
s'attachent plus aux principes qu'aux conséquences.

ANDRÉ MAUROIS. Portrait de la France et des Français (1955).

Примечания:

\. В 1894 г. по сфабрикованному обвинению в шпионаже был осужден капитан
французской армии А.Дрейфус, причем при полном отсутствии доказательств. Дело
Дрейфуса раскололо французское общество на "дрейфусаров" и "антидрейфусаров".
Под давлением общественного мнения дело было пересмотрено, и Дрейфус был при-
знан невиновным. 2. Communauté Européenne de Défense: Европейское Оборонитель-
ное Сообщество. В 1954 г. возник план создания подобного военно-политического
объединения, однако он не был реализован. 3. Писатель левой ориентации. 4. Писа-
тель, придерживавшийся правых взглядов. 5. Т.е. безмерно глубоких и своеобразных
6. Пеликан является символом милосердия, так как по легенде он выкармливает птен-
цов собственной кровью. Пеликана воспел А. Де Мюссе в стихотворении "Майская
ночь" ("Новые стихотворения"). 7. Театральная пьеса на тему об авиации.

SOLITUDE ET GRANDEUR
DE LA FRANCE

C'est à MARCEL-EDMOND NAEGELEN que nous demanderons une conclusion
pour cette -partie de notre ouvrage.

Cet Alsacien, qui appartient à la gauche du Parlement, s'est penché avec une
tendresse, inquiète sur l'histoire de notre pays. Son témoignage est celui d'un
patriote et d'un ardent champion de l'humanité.

Le cardinal de Florence, légat du pape Clément Vil auprès du roi de
France Henri IV de 1596 à 1598, écrivait au Saint-Siège: «Ce pays que l'on
gouverne au petit bonheur, c'est miracle qu'il puisse subsister.» C'est un
miracle qui dure depuis des siècles, avec des hauts et des bas, avec des
périodes où la France dominait et d'autres où elle semblait abattue (...).

Nous savons que la France avec sa population de quarante-trois millions
d'habitants, son Afrique du Nord impatiente d'échapper à sa tutelle, son
industrie insuffisante pour l'armement qu'exigerait la guerre, sans bombes
atomiques devant les forces énormes qui montent, ne peut plus, ne veut
plus connaître ses hauts et ses bas, grimper au premier rang pour retomber
dans la défaite: 1811 -1815; 1919- 1940. Elle doit être avare de son sang
répandu par tant de guerres. Il lui faut se tenir fermement à sa place, qui
correspond à son passé et à sa présente valeur. Il lui faut savoir qu'elle ne
peut plus obtenir par la force brutale la prédominance ou la gloire. Sa force
ne peut être désormais que dans la pensée, sa prédominance et sa gloire
dans la qualité des idées qu'elle répandra et qu'elle fera admettre.

Il n'est pas de solitude dans le monde de la philosophie, de la littérature,
des arts, des sciences. Nous ne serons pas seuls quand nous serons, à l'О.
N. U., dans les conférences internationales, politiques, littéraires, scienti-
fiques, la voix de la sagesse et de l'humanité. Nul, nous l'avons vu, ne peut
sacrifier si peu que ce soit à la France en souvenir des sacrifices qu'elle a
consentis. Nous sommes seuls quand il s'agit de nos propres intérêts. Nous
ne le serons pas quand nous exprimerons ce qui est l'éternelle aspiration
des hommes au temps où plane la menace des bombes et des nuages
atomiques.

Il faut renoncer à la forme de grandeur et de solitude où s'est endormi
Napoléon dans Sainte-Hélène. Il faut conquérir la grandeur et l'universel
amour qui engendrent les œuvres impérissables de l'esprit que ne peut
détruire aucun Waterloo.

Malgré le poids de sa grandeur politique passée, malgré ses faiblesses
présentes, malgré sa solitude quand sont en cause ses biens matériels, la

France peut et doit être une très grande nation.

Avec Ernest Renan nous croyons en «ses éternelles puissances de
renaissance et de résurrection». Le monde attend, car il en a besoin, de la
France une nouvelle preuve de sa vitalité. Nous ne serons plus une grande
puissance militaire. Nous serons une grande force intellectuelle et morale
et par conséquent politique.

Et si la guerre devient impossible parce que les hommes auront trop
peur de ses effets, si la paix durable et sûre règne sur la terre, alors qui
pourra disputer à la France une des toutes premières places? Cette ambition
peut paraître dans cette période si agitée un rêve insensé. Mais c'est
justement parce que le monde est en pleine ébullition et que l'homme vient
de s'emparer de la force atomique que nous pouvons espérer être à la veille
de temps nouveaux où la France redeviendra très grande, lorsque au règne
actuel de la force, de la méfiance et de la haine aura succédé l'ère de
l'harmonie, de l'idée et de la beauté*.

M.-E. NAEGELEN. Grandeur et Solitude de la France (1956).

Вопросы:

* L'ambition éprouvée et exprimée par M.E. Naegekn correspond-elle à l'idée que vous
vous faites de la France? '

V. Нравы и обычаи

Хотя француз по своей природе индивидуалист, не слишком
склонный подчиняться коллективной дисциплине, он тем не менее не
может обойтись без общения с другими людьми и без приятельской
беседы. Он должен высказывать свои мысли, сопоставлять их с мыс-
лями соседа, причем критики он не боится, даже нарывается на нее,
причем не столько для того, чтобы "прояснить проблему", сколько
для установления в беседе простых человеческих отношений.

Так что мизантроп, анахорет, отшельник — человеческие типы, не
слишком распространенные в нашей стране. Альцест всего лишь бли-
стательное исключение в своем столетии, и когда Жан-Жак Руссо
объявил общество источником всех наших бед, он навлек на себя все-
общее негодование. Зато какое чувство светскости у наших класси-
ческих писателей, многие из которых, скажем, Ларошфуко, кардинал
де Рец, мадам де Севинье, мадам де Лафайет — смогли удостоиться
имени светских. Естественная тяга к общению заставляла наших по-
этов объединяться в группы наподобие "Плеяд", "Сенакля", "Эколь".
Огромное значение для истории нашего общества и истории литера-
туры имеют прославленные "салоны". Впрочем, как остроумно заме-
тила в начале XIX века мадам де Сталь, французы читают книги и хо-
дят в театры вовсе не из желания что-то узнать или просто из любо-
пытства, а затем, чтобы иметь возможность поспорить о прочитанной
книге или увиденной пьесе...

Впрочем, не следует думать, будто вся общественная жизнь во
Франции сводится лишь к светской. Волнения, которые потрясают так
называемый "весь Париж", ничуть не затрагивают провинцию, где
образ жизни куда основательней и вкусы не так переменчивы, а уж
тем более деревню, нисколько не интересующуюся выборами в Ака-
демию или показом последней коллекции "высокой моды". И однако
же провинциальная буржуазия умеет организовывать блистательные
приемы; она аплодирует приезжающим на гастроли театрам, которые

знакомят ее с последними достижениями парижской сцены; на фести
вали драматического искусства, устраиваемые в Безансоне, Анже, Ар
ле, Оранже, Эксе собирается восторженная публика; молодые труппы
в Ренне, Тулузе, Ницце упрямо стремятся к децентрализации теат-
ральной жизни. Кроме того, существует множество всевозможных
обществ, свидетельствующих о склонности французов объединяться
по интересам: одни объединяются из любви к хорошей кухне — тако-
вы "Клуб без Клуба" и "Братство знатоков вина"; другие вступают в
общества ветеранов войны или бывших узников концлагерей; моло-
дые люди организуют команды, чтобы играть в футбол или регби:
любители фольклора сходятся, чтобы совершенствоваться в игре на
бретонской волынке, баскском тамбурине, беришонской виеле, про-
вансальской свирели... Необходимо отметить также величайшую жиз-
ненность кафе, куда крестьянин приходит не только для того, чтобы
выпить стаканчик после воскресной мессы, но и затем, — и это, по-
жалуй, главное, — чтобы поспорить о политике, а также перекинуться
в карты или сыграть партию в биллиард. Следует сказать, что кафе и
кабачков во Франции гораздо больше, чем где бы то ни было в мире, и
все потому, что француз любит пить только в компании, и для него
это больше некоторый социальный акт, чем времяпровождение. Лю-
битель выпить в одиночестве у нас воспринимается как маньяк или
неврастеник.

Так что склонность пойти куда-нибудь, встретиться с людьми, раз-
влечься, поболтать, посмеяться присуща не какой-нибудь одной, не-
значительной части французского общества; она обнаруживается во
всех социальных классах — и у сноба, который бегает с одного лите-
ратурного коктейля на другой, и у работницы, что всю ночь самозаб-
венно танцует на балу 14 июля...

CANDIDAT A L'HABIT VERT

Bien que destinée à contrôler et à diriger l'évolution de la langue et de la
littérature, l'Académie française ne fut jamais un cénacle purement littéraire.
Dès sa fondation par Richelieu, en 1635, elle comptait dans ses rangs des
militaires, des avocats, des médecins, des prélats.Aussi vaut-elle à quiconque
y est élu une immense considération.

Les Français, si prompts à découvrir des ridicules dans leurs institutions les
plus vénérables, n'ont pas manqué de plaisanterl'illustre compagnie, parfois
même cruellement: Montesquieu, par exemple, qui fut de l'Académie, l'a traitée
avec férocité dans les Lettres persanes. Moins méchants, ROBERT DE FLERS et
CAILLAVET se sont bornés à en faire une amusante caricature dans leur comédie
de L'Habit vert.

LE DUC1 — Comment, mon bon Pinchet2 est-il possible?.. Vous,
à Deauville!.. Et jusques à quand restez-vous sur la côte?

PINCHET. — Jusques à lundi au plus tard. Voyez-vous, monsieur le duc,
mon père et mon grand-père qui furent avant moi secrétaires généraux de
l'Institut3 ne s'en sont pas éloignés un seul jour durant trente-sept ans.
Depuis vingt ans, je ne l'avais jamais quitté non plus... J'ai essayé, j'ai eu
tort.

BÉNIN. — C'est fort touchant.

PINCHET. — Non, monsieur le baron, non... c'est de l'égoïsme et aussi un
peu d'orgueil. Il me semble que je manque là-bas, qu'en mon absence, il
y a de la poussière qui n'est pas à sa place.

LE DUC. — Vous avez le mal du pays, Pinchet!

PINCHET. — Exactement, monsieur le duc. Ah! quand je pense que
dimanche — car je repartirai dimanche —, au moment où le petit omnibus
de la gare passera le pont des Saints-Pères, j'apercevrai la coupole, le quai,
la petite place en hémicycle, modeste et si glorieuse pourtant...

bénin. — Les deux braves petits lions de pierre endormis sur notre seuil
d'un sommeil de collègues...

PINCHET. — Nos voisins les bouquinistes qui vendent des livres qu'ils
ont lus à des gens qui ne les liront pas... Ah! on pourra dire tout ce qu'on
voudra, c'est un bel endroit.

LE DUC. — A propos, Pinchet, comment va noire collègue Bretonneau?
Il était fort mal quand j'ai quitté Paris.

PINCHET. — Oh! il n'y a plus d'espoir4 monsieur, il est tout à tait guéri.

En revanche, on croit que M. Jarlet-Brézin ne passera pas l'été. Du reste, je
vous tiendrai au courant des nouvelles, monsieur le duc, car mon fils me
renseignera par dépêche.

BÉNIN. — C'est lui qui vous remplace en votre absence?

PINCHET. — Oui, je l'ai formé; je lui ai appris, comme mon père me les
avait appris autrefois, les noms de tous les académiciens dont les bustes
ornent nos couloirs, nos greniers et nos caves. Il y en a beaucoup.

BÉNIN. — Ah! il y en a énormément.

LE DUC. — Enormément.

PINCHET. — Enormément. Ils sont immortels et pourtant personne ne
connaît plus rien d'eux. Si bien que ces hommes illustres n'existeraient plus
du tout, s'il n'y avait pas toujours un Pinchet pour savoir leur nom*.

R. DE FLERS Et CAILLA VET. L'Habit vert (1912).

Примечания:

1. Герцог мечтает быть избранным во Французскую академию. Он говорит в шут-
ку, что в Академии существует "партия герцогов". 2. Пенше является генеральным
секретарем Французского Института. 3. Французский Институт представляет собой
объединение пяти Академий: Французской академии, Академии надписей и литерату-
ры, Академии моральных и политических наук, Академии наук (естественных) и Ака-
демии художеств. 4 Подразумевается: никакой надежды для кандидатов, претендую-
щих на освободившееся после его смерти академическое кресло!

Вопросы:

* Relevez et commentez quelques-uns des traits ironiques ou spirituels de cette page.

LE SALON DE L'ARSENAL1

Les Salons ont joué, dans la vie littéraire et 'philosophique du XVIH" siècle.
un rôle capital. Ils ont été de véritables foyers intellectuels, et l'on sait assez
quel soutien les écrivains et savants ont reçu chez la marquise du Deffand ou
chez. Mme Geoffrin 'par exemple.

Au siècle suivant, le salon de l'Arsenal, où Charles Nodier, assisté de sa
femme et de sa fille, la charmante Marie, accueillait poètes et artistes, a été le
plus brillant et le plus vivant cénacle de l'époque romantique. ALFRED DE
MUSSET, qui ne fut pas seulement le pathétique auteur des Nuits, mais aussi un
des maîtres du badinage en vers, a su en célébrer spirituellement «la gaieté»...

A Charles Nodier.

Ta muse, ami, toute française,

Tout à l'aise,
Me rend la sœur de la santé,

La gaieté.

Elle rappelle à ma pensée,

Délaissée,
Les beaux jours et les courts instants

Du bon temps,

Lorsque, rassemblés sous ton aile

Paternelle,
Échappés de nos pensions2

Nous dansions.

Gais comme l'oiseau sur la branche,

Le dimanche
Nous rendions parfois matinal3

L'Arsenal.

La tête coquette et fleurie

De Marie4
Brillait comme un bleuet mêlé

Dans le' blé.

Tachés déjà par l'écritoire,

Sur l'ivoire5
Ses doigts légers allaient sautant .

Et chantant. ' :

Quelqu'un récitait quelque chose

Vers ou prose,
Puis nous courions recommencer

A danser.

Chacun de nous, futur grand homme,

Ou tout comme,
Apprenait plus vite à t'aimer

Qu'à rimer.

Alors, dans la grande boutique
Romantique,

Chacun avait, maître ou garçon,
Sa chanson...

Cher temps, plein de mélancolie,

De folie,
Dont il faut rendre à l'amitié

La moitié*!

alfred de musset. Réponse à M. Charles Nodier(1843).
Примечания:

1. Имеется в виду библиотека Арсенала, находящаяся на правом берегу Сены.
Шарль Нодье был ее директором с 1824 г. 2. Из наших коллежей, где мы учились и
жили на пансионе. 3

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