Publié dans doctrine politique le 6 août 2009

Marcel De Corte, Les deux démocraties

Poursuivant son enquête sur La Droite et la Gauche où il nous montre que la Droite est une invention délibérée et continue de la Gauche qui prétend refouler hors du champ de la politique et de la société quiconque refuse d’obéir à son allégeance, de manière à satisfaire ses appétits totalitaires innés, Jean Madiran nous explique, dans un nouveau livre intitulé Les Deux Démocraties comment le système démocratique moderne, né de la Révolution française, a vidé la démocratie de son contenu propre, pour lui substituer des propriétés entièrement nouvelles, aujourd’hui tellement accréditées dans l’opinion publique qu’elles semblent aller de soi et se passer de tout examen.

On sait en effet que la démocratie est un des régimes politiques qui, à côté de l’aristocratie et de la monarchie, et parfois mélangée avec elles selon certaines proportions et à un certain niveau, sont considérés par les philosophes et par les historiens jusqu’au XVIIIe siècle comme remplissant les conditions pour être reçus en justice et comme « valables » selon les temps, les lieux, la coutume, les nécessités de la vie en commun, etc… au regard de la raison critique et de l’expérience.
Ce qu’on sait moins, encore que la chose crève les yeux, c’est que cette démocratie, qu’on peut appeler classique, est simplement un mode de désignation des gouvernants par les gouvernés : « elle consiste à n’avoir dans la cité aucune autorité politique dont le titulaire ne soit directement ou indirectement désigné, pour un temps limité, par les citoyens qui sont tous électeurs. »

Madiran enfonce là une porte ouverte, dira-t-on. Hélas, les portes ouvertes sont celles dont on franchit le moins souvent le seuil pour contempler les évidences que leurs embrasures nous offrent. Il en est des définitions comme des principes : il faut les formuler exactement, faute de quoi la suite des démonstrations et des analyses ne vaut plus rien. Apparemment, la définition de la démocratie classique et la définition de la démocratie moderne se recouvrent mot pour mot, concept, pour concept, réalité pour réalité. Avec un bon sens souverain, Madiran nous rappelle qu’elles diffèrent au point de s’exclure.
En premier lieu, pour la démocratie moderne, « la désignation des gouvernants par les gouvernés est réputée le seul mode de désignation qui soit juste. » Tous les autres régimes sont injustes, immoraux, pervers. Démocratie et justice politique coïncident.

En second lieu, la désignation des gouvernants par les gouvernés est le seul mode de désignation qui soit fondé en droit, consacré par la loi. Si le principe de toute souveraineté réside dans la nation et si la loi est et ne peut être que l’expression de la volonté générale comme le veut la démocratie moderne, ce régime est le seul qui puisse être légitime.
En troisième lieu, le pouvoir du peuple en démocratie moderne est, en droit, illimité. Puisque le seul droit digne de ce nom émane du peuple, le délégué du pouvoir que le peuple désigne possède tous les droits. Le Parlement anglais, disait-on au siècle dernier – avant que la biologie ait infirmé cette exception – possède tous les droits, sauf celui de changer un homme en femme. Les sociétés naturelles, telles que la famille, l’entreprise, la profession, n’ont donc aucun droit. Si elles subsistent – précairement – aujourd’hui, c’est dans la mesure où la démocratie n’a pas encore assez de force et de crédibilité auprès des gouvernés pour les détruire entièrement.

En quatrième lieu, la loi étant l’expression de la volonté générale que rien ne borne, elle n’est plus, comme elle l’était encore voici deux siècles, l’expression d’une réalité supérieure à tout être humain, lequel doit s’incliner devant sa primauté objective et se soumettre à ses injonctions, à savoir le Bien Commun, l’union, la concorde, l’entente des citoyens entre eux, le respect de la loi naturelle que l’homme connaît par la lumière naturelle de son intelligence, par exemple : « Tu ne tueras pas l’enfant dans le sein de sa mère ». Les gouvernés peuvent communiquer aux gouvernants aujourd’hui la conviction qu’il ne faut pas sévir contre le désordre, la division, la gabegie, l’anarchie, etc… La volonté du législateur ne se surajoute plus à la suprématie du Bien commun pour la réaliser dans les faits, pour la traduire et la codifier conformément à cette loi de la nature qui régit toute société. Elle est totale et fondée sur le seul droit positif qu’elle peut modifier à son gré jusqu’à se soumettre toute l’organisation sociale, économique et religieuse des gouvernés qui leur ont donné quitus sur ce point. Entre la démocratie libérale et la démocratie socialiste, marxiste, communiste, populaire, il n’y a donc pas et il ne peut y avoir de différence de nature, mais seulement de degré, la seconde étant logiquement et réellement la conséquence de la première.

« Le communisme est la logique vivante de la démocratie» notait déjà Balzac. Il n’est point de démocratie libérale qui ne vire vers le socialisme de type marxiste, lequel a éliminé toutes les autres formes de socialisme par sa cohérence et par son intolérance à toute contradiction interne.

En cinquième lieu, la démocratie moderne ne se fondant plus sur la loi naturelle et, en définitive, sur le Décalogue qui en est la plus parfaite expression, se déclare radicalement laïque. La loi de la démocratie n’est plus suspendue à Dieu – qu’il s’agisse du Dieu que notre intelligence atteint comme Créateur ou du Dieu de la Révélation -, elle est, répétons-le sans lassitude, l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire de la seule volonté des hommes.

C’est une « date terrible dans l’histoire du monde », commente écrit justement Madiran, que celle « où les hommes ont décidé de se donner à eux-mêmes leur loi, cette date où ils ont décliné au pluriel le péché originel » dont nous savons par la Genèse (III, 5) qu’il consiste dans la connaissance du bien et du mal, dans l’imprescriptible pouvoir que l’homme, devenu semblable à Dieu, se donne désormais « de se déterminer par soi-même et pour soi-même ce qui est bon ou ce qui est mal de faire. » Depuis qu’elle s’est déclarée le seul mode de désignation des gouvernants par les gouvernés, la démocratie n’est pas seulement « en état de péché mortel », elle est irrémédiablement corrompue par un avatar du péché originel dont aucune grâce divine ne peut la blanchir. A la question : « Dieu existe-t-il ? » elle ne peut que répondre : « Dieu n’existe pas. » Les démocraties anglo-saxonnes elles-mêmes qui invoquent le nom de Dieu dans leurs constitutions, sont entraînées, par un courant irrésistible, vers un athéisme pratique qui sape leurs prétendues assises et débilite leur capacité de résistance à toute agression.

En sixième et dernier lieu, la tentative de christianiser la démocratie moderne est vouée inéluctablement à l’échec puisque le propre de la démocratie moderne est de séparer radicalement l’État de la religion. La démocratie chrétienne est un rond-carré, au sens moderne du mot démocratie, le seul qui parle encore aux esprits. Comment christianiser un régime qui se refuse à doute transcendance autre que celle qu’il se confère à lui-même ? La laïcisation de la démocratie ne repose pas sur la distinction – qui n’est point opposition – entre la nature (le politique, le social) et la grâce (le christianisme), mais sur leur exclusion mutuelle. Le triomphe du laïcisme est complet. Ce laïcisme est admis et admiré par hiérarchie dans les vésanies de Gaudium et Spes, dans le reniement des proclamations les plus expresses de l’Église depuis vingt siècles opéré dans la Déclaration vaticane sur la liberté religieuse, dans le refus du Concile de condamner les idoles siamoises de notre temps : le libéralisme et le communisme, instillé à ses membres par Paul VI l’autodémocrate. Depuis Vatican II, on peut même parler d’un néofétichisme de l’Église à l’égard de ces deux aspects inséparables de la démocratie.

Jean Madiran a une myriade de fois raison de constater que, depuis le XVIIIe siècle, surtout en France, « l’Église s’est empressée d’être présente dans la société démocratique, non point à ses propres conditions, mais presque toujours aux conditions de la démocratie moderne ». C’est la seule façon, prétend-elle, de se rendre « crédible », comme elle dit en son jargon, aux yeux de masses envoûtées par les formes molles ou dures de la démocratie ! Aussi voyons-nous le pape et le dernier vicaire, le dernier moinillon, la plus grande partie du clergé contemporain célébrer à tout venant les mérites incomparables de la démocratie libérale et communiste, et même proclamer que ce régime a sa source dans l’Évangile. Les évêques démocrates n’avaient-ils pas déjà obtenu, au siècle dernier, de Léon XIII l’autorisation d’user de l’expression « démocratie chrétienne », au sens « d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple », ce qui permettait n’importe quelle interprétation ? N’avaient-ils pas proclamé qu’en avalant le mot, le pape avalait la chose ? C’est aujourd’hui chose faite. Paul VI n’en ressent aucun trouble, mais l’Église elle-même souffre, en son centre nourricier surnaturel, d’un cancer humainement incurable, selon l’aveu d’un des clercs les plus férus de démocratie, le cardinal Liénard, peu de temps avant sa mort.

Il n’est donc point surprenant que la politique du Ralliement imposée dictatorialement par Léon XIII aux catholiques français soit la plaque tournante principale – si l’on me passe cette métaphore mécanique en l’occurrence – sur laquelle s’est opéré au cours du vingtième siècle le grand virage de l’Église vers un système politique qui en est la négation et qui substitue « les droits de l’homme » aux droits de Dieu. Toute la religion et toute la politique de Paul VI – inextricablement mêlées l’une à l’autre – est qu’il faut songer à l’homme avant de songer à Dieu.

Il faut lire les pages d’une lucidité et d’une précision non pareilles où Jean Madiran montre qu’en même temps Léon XIII ordonnait aux catholiques de se rallier à la République, incarnation de la démocratie moderne, pour y combattre, semblait-il, de l’intérieur les funestes conséquences que ses prédécesseurs avaient déjà condamnées, et empêchait cette lutte nécessaire « par ses directives pratiques et par le choix des hommes qu’il soutenait ou qu’il écartait ». D’irréfutables textes où « la doctrine est réduite à la simple fonction de clause de style », en donnent la preuve.

Cette politique du double-jeu inaugure officiellement un comportement qui va devenir « classique » en quelque sorte dans l’Église contemporaine – sauf sous le pontificat de Pie XII, bien analysé par Madiran -, et qui consiste, selon l’expression du R.P. Calmel à « démentir dans le gouvernement de l’Église l’enseignement de l’Église ».

Paul VI a porté ce principe à un point de perfection inégalé. Comme Léon XIII, il professe – le plus souvent – la doctrine traditionnelle de la foi. Sous cette couverture illusoire, il ambitionne non seulement de réconcilier en pratique et au plan des faits l’Église et le monde moderne que la démocratie a pourtant imprégné d’athéisme jusqu’aux moelles, mais encore de tirer de ces activités visant à des résultats concrets une nouvelle mentalité, une nouvelle doctrine, un nouvel enseignement, différents de la Tradition. C’est le tête-à-queue qu’il opère. C’est le renversement copernicien qu’il accomplit avec un zèle sans défaillance. Comme Kant a « modernisé » la philosophie, Paul VI « modernise » l’Église, avec le même résultat : le triomphe du subjectivisme.

L’ordre qu’il a si souvent intimé aux catholiques de rallier « le monde » et d’adopter une « mentalité nouvelle » en est la preuve. Si l’on définit, avec le dictionnaire, la mentalité comme « l’ensemble des croyances et des habitudes d’esprit qui informent et commandent la pensée d’une collectivité, et communes à chaque membre de cette collectivité », le catholique et l’Église sont ainsi subrepticement priés de ne plus conformer leurs pensées et leurs conduites aux réalités naturelles et surnaturelles qui les transcendent, ainsi qu’ils l’ont toujours fait. Il ne reste plus alors au catholique et à l’Église que de conformer leurs croyances et leurs habitudes d’esprit à celles du monde dans lequel ils se trouvent actuellement, et dont le principe est la nouvelle démocratie, le régime nouveau où rien ne dépend de la nature et de Dieu, où tout est suspendu à la seule volonté de l’homme. Désormais le pouvoir, sous toutes ses formes, ne vient plus de Dieu. Il vient de l’Homme : Omnis Potestas ab Homine.

Et c’est au service de l’homme, de l’homme moderne bien sûr, macéré dans la démocratie moderne, que l’Église se met sans réticence :
« L’Église accepte, reconnaît et sert le monde TEL QU’IL SE PRÉSENTE AUJOURD’HUI. Elle ne regrette pas les formules de synthèse Église-monde du passé » . « L’Église croit très fermement que la promotion des Droits de l’Homme est une requête de I’Évangile et qu’elle doit occuper une place CENTRALE dans son ministère. » « Avec la force de proclamer la Bonne Nouvelle, nous affirmons notre propre détermination de promouvoir les Droits de l’Homme partout dans l’Église et dans le monde d’aujourd’hui ». « Se plaçant à l’avant-garde de l’action sociale, elle doit tendre tous ses efforts pour appuyer, encourager, pousser les initiatives qui travaillent à la promotion intégrale de l’Homme ». La Constitution « sur l’Église dans le monde de ce temps », formulera de façon lapidaire la revendication de l’homo democraticus moderne : « Tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet ». On sait que la majorité des Pères repoussa la proposition faite par la minorité d’ajouter à ce texte pour le moins ahurissant la clausule suivante : « et, par l’homme, à Dieu ». C’est EXACTEMENT la position de la démocratie moderne qui sépare les « Droits de d’Homme » de ses devoirs envers Dieu. C’est EXACTEMENT le contraire de la Parole inspirée du Psalmiste : « C’est Dieu qui nous a faits et nous lui appartenons ». C’est EXACTEMENT le contraire du propos définitif que Saint Paul nous adresse : « Vous n’êtes pas à vous-mêmes ».

« Que veut dire démocratie ? », clame Paul VI aux habitants de Tondo, bidonville de la banlieue romaine, et il répond pour eux : « Cela veut dire que le peuple commande, que le pouvoir vient du nombre, de la population TELLE QU’ELLE EST. Si nous sommes conscients d’un progrès social dans le monde – la suite du meeting le caractérise et le légitime comme une revendication d’égalité -, il faut organiser notre démocratie sur les principes de l’Évangile et du droit naturel », autrement dit : il faut christianiser la démocratie « TELLE QU’ELLE EST » à l’époque moderne .

Entreprise fantastique, impossible, irréelle. Car enfin, comme le note Jean Madiran, si la doctrine chrétienne de tous les papes antérieurs à Paul VI admet la démocratie en tant que régime où le peuple désigne ses gouvernants, la même doctrine la refuse en tant que régime « où le peuple commande », et en tant que système légitimé par le principe moderne selon lequel « le pouvoir provient du nombre ».
C’est bien là un enseignement, un magistère NOUVEAU, issu d’une « mentalité nouvelle » et d’une pratique pastorale sans précédent chez les papes, enseignement opposé à angle droit à l’enseignement traditionnel, réitéré, immuable de l’Église.
Méditons maintenant sur cette contradiction que d’analyse aiguë et brillante de Madiran met en relief. Elle aboutit à son terme inéluctable, sous nos yeux, si nous savons les ouvrir : la christianisation de la démocratie (du monde moderne en tant que tel, sans réforme préalable de celui-ci) engendre la démocratisation du christianisme et de l’Eglise cathodique qui en a la garde, sa sécularisation, sa politisation fiévreuse, endémique, plus brièvement sa « protestantisation » . L’Église catholique, après avoir longtemps endigué la Réforme, se laisse sombrer, corps et biens, dans la Réforme.

Comment un tel désordre a-t-il pu se produire ? Quelle est la cause ? Je répéterai jusqu’à mon dernier souffle – avec saint Pie X – qu’il faut la chercher et la trouver, non point à l’extérieur du Christianisme, ainsi qu’on le fait à l’ordinaire, mais en son intérieur même, dans le virus mortel que la foi chrétienne secrète en l’âme humaine LORSQU’ELLE SE DÉSAXE DE SON OBJET PROPRE : LE SURNATUREL révélé, exposé, garanti et gardé immuablement par l’Église attachée – jusqu’à l’iota même – à la mission que Jésus-Christ lui a confiée : depositum custodi. Ce poison n’est autre que la démocratie moderne et le culte de l’Homme qui en est le synonyme.

Le christianisme, en effet, n’est pas, comme le judaïsme, une religion du salut collectif. Il est essentiellement une religion du salut personnel que le Christ « monté aux cieux et assis à la droite du Père tout-puissant » a remis à l’Église qu’Il a fondée. L’Église seule peut assurer le salut des âmes, lesquelles sont toujours individuelles : Extra Ecclesiam nulle salus, hors de l’Église gardienne de la foi et dispensatrice des sacrements, point de salut. Le cantique de notre enfance dit juste : « Je n’ai qu’une âme, qu’il faut sauver ».

L’Église est donc une société, une société surnaturelle, composée strictement de personnes. Elle est la seule société qui puisse rassembler des personnes qui, en tant que telles, sont incommunicables : ce qui m’est personnel au plus haut degré, mon être, mon essence d’homme incarné, mon existence, ma vie, je ne puis les communiquer comme tels à aucune autre personne, à peine de n’être plus moi-même une personne, à peine de n’être plus rien. L’Église, elle, peut rassembler ces personnes parce que Dieu, par Sa grâce, pénètre au plus profond, à la racine de chacune d’elles et, par Sa Médiation, les fait communiquer entre elles par Lui, avec Lui, en Lui, en Son Corps Mystique dont l’Église une, sainte, catholique et apostolique est l’expression institutionnelle et visible.

Le propre du christianisme est non seulement de révéler la personne [14] à elle-même, mais de lui apprendre qu’elle n’appartient pas à elle-même : elle n’appartient qu’à Dieu, au Dieu Créateur et Rédempteur de son être le plus intime en sa totalité.

C’est pourquoi le refus de la personne d’être à Dieu, au sens plénier du verbe être, est le péché mortel par excellence qui provoque la mort surnaturelle de la personne : il n’en reste plus qu’un cadavre, en quelque sorte, encore pourvu d’intelligence et de volonté, une personne rabattue sur elle-même, ne dépendant que d’elle-même, un moi, « centre et sommet » de l’univers, un sujet insulaire qui se donne lui-même ses propres Lois. La démocratie moderne est née de cette sécularisation du christianisme et de la promotion de la personne libre, autonome, mise sur un pied d’égalité avec les autres personnes (un homme, une voix) et verbalement revêtue d’une sordide « fraternité » à leur égard, que prouvent éloquemment des partis qui déchirent la société et le parti unique qui opprime tous les autres.
La démocratie moderne est le résultat de la transposition du Corps Mystique du Christ sur un plan qui n’est même plus naturel, puisqu’elle en est la caricature.

L’opération est d’une grande simplicité : la démocratie moderne dépouille le christianisme de son caractère sacré, vénérable, transcendant, surnaturel, pour s’en revêtir à son tour. Elle proclame que l’homme est sa propre transcendance. Comme il est trop manifeste qu’il n’en est rien, elle en reporte la réalisation dans l’avenir et fabrique de toutes pièces le mythe du progrès continu, par abolition des aliénations que le Moi subit en son existence terrestre. Elle exige, comme Rousseau l’avait remarqué, « un peuple de dieux ». Elle fait de « la conscience humaine, toujours personnelle, la plus haute divinité, celle qui ne souffre pas de rivale », comme Marx l’assurait. Elle est, comme Michelet se la représente, « l’Héritière et l’adversaire du christianisme ».

Les clercs qui ne croient plus au Diable parce que le Diable les possède et ne fait plus qu’un avec eux, se moquent de Joseph de Maistre qui déclarait satanique la Révolution française. Il n’est pas d’autre épithète pour la qualifier en son essence. Il suffit de contempler l’effroyable dissolution des moeurs qui sévit dans les démocraties libérales et les Goulags des démocraties « populaires » pour en être convaincu : en matière sociale, la dissolution des tissus précède la rigidité cadavérique et la mort.

Car la société, prise en son sens exact de groupement d’êtres humains qui la réalisent par leur union en obéissant à l’impulsion de leur nature « d’animaux politiques » faits pour vivre dans une cité, leur fin suprême ici-bas, est en train de s’effondrer, à tous ses niveaux, sous les coups de boutoir d’un individualisme – ou d’un personnalisme, c’est chou vert et vert chou – issu d’un christianisme désurnaturalisé, projeté dans les communautés humaines tutélaires – familles, entreprises, petites et grandes patries – qu’il pulvérise. Toutes les législations modernes vont dans le sens d’une atomisation de la vie sociale qui s’accentue de plus en plus, et d’une étatisation consécutive où la personne, dégringolée de la position éminente qu’elle occupait dans la religion chrétienne, ne sera bientôt plus qu’un insecte dans une définitive fourmilière. Le christianisme vidé de sa substance surnaturelle stérilise la nature sociale de l’homme et la dessèche en égoïsme individuel et collectif. Le christianisme surnaturel unit les personnes, le christianisme sans surnaturel les sépare et, comme il faut tout de même « vivre ensemble », il les rassemble dans un État tentaculaire qui les opprime. Le christianisme dégénéré qui est la religion séculière et « humaniste » du vingtième siècle est à l’origine d’une immense dissociété que des échafaudages serrés maintiennent précairement. La seule cause de l’énorme crise de civilisation qui nous affecte est là : dans le second commandement SORTI DE L’ORBITE DU PREMIER qui lui communiquait sa force et sa vie, et transformé en amour abstrait de l’humanité, en culte de l’Homme générique, comme Marx le qualifie en s’accusant ainsi lui-même.

La démocratie moderne née d’un christianisme dégénéré est en fait une religion. Tous ses rites et son sacrement principal : le suffrage universel pur et simple, sont centrés sur le culte de l’Homme, sur la prodigieuse adulation dont l’électeur est l’objet, sur des promesses paradisiaques qu’on lui fait, sur les pouvoirs sans restrictions que chaque individu détient lorsqu’il pratique la liturgie électorale.
« La démocratie est aujourd’hui une philosophie, une manière de vivre, une RELIGION », et cette religion démocratique organise la puissance gouvernementale de manière à assurer aux hommes, non seulement la jouissance des libertés qui lui sont actuellement accordées, mais encore à leur promettre des aménagements des rapports sociaux qui leur permettront de jouir de libertés qu’ils n’ont pas encore. Elle est « l’instrument de création d’un monde neuf qui verra leur libération complète ».

Elle est une hérésie chrétienne parce qu’elle transfère de Dieu à l’homme l’attribut de la souveraineté absolue, parce qu’elle nie conséquemment la primauté du surnaturel, et parce qu’elle prétend étendre à toute la planète un état universel de « bonheur » qui ne saurait être conçu, mérité, et réalisé que par la grâce de Dieu agissant par l’intermédiaire de son Église. Elle singe l’Église catholique par son universalisme.

Toute société terrestre (et par suite la politique qui y correspond) est en effet limitée dans l’espace. Elle est limitée dans l’espace parce que le gigantisme est une anomalie, une monstruosité de la nature. Une société vivante présuppose un ensemble fini d’organes et de membres reliés entre eux comme par une amitié réciproque, par une synergie mutuelle et par la résistance qu’ils offrent à l’introduction de corps étrangers qui affaiblissent leur cohésion. Si nous admettons les distinctions fondamentales du bien et du mal dans l’ordre moral personnel, du beau et du laid dans l’ordre esthétique, de l’utile et du nuisible dans l’ordre économique, il faut ajouter, avec Carl Schmitt et avec toute l’histoire, que la distinction de l’ami et de l’ennemi (interne ou externe) domine tout l’ordre politique et social, en ce sens qu’elle exprime le degré extrême d’union dans la réalisation d’un bien commun qui fonde et maintient une société en vie, et le degré extrême de désunion qui la tue.

Cette différence nous permet de saisir l’essence même du social et du politique, car « l’ennemi politique n’est pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité privée, ni laid dans l’ordre esthétique, il ne joue pas forcément le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie ». Les Anciens avaient du reste deux mots pour distinguer l’ennemi privé de l’ennemi public: ekhthros et polemios en grec, inimicus et hostis en latin. L’impératif catégorique du Christ: Diligite inimicos vestros, aimez vos ennemis, concerne toujours l’être singulier qui me déteste et non point le citoyen qu’un autre pays avec lequel mon pays serait en guerre. De même, le commandement d’aimer le prochain regarde toujours l’être singulier que le destin de l’existence (parent, ami) ou la Providence (le blessé au bord de la route que rencontre le bon samaritain) placent auprès de moi.

Nulle part dans l’Évangile, le lecteur ne rencontre le mot polemios ou hostis, l’ennemi public. L’Évangile ne se préoccupe que des relations personnelles que l’homme porteur d’un nom propre noue avec les Trois Personnes divines ou avec son prochain porteur d’un nom propre. « Rendez à César ce qui est à César », ce qui n’est jamais un culte universel, mais une piété, comme l’écrit Saint Thomas, envers la Patrie limitée, et limitée comme elle, et « rendez à Dieu ce qui est à Dieu », une allégeance absolue et universelle.
C’est pourquoi les sociétés humaines et leurs politiques respectives sont bornées les unes par les autres. Il ne peut y avoir de société humaine universelle : chaque société se trouve en présence de sociétés étrangères. La société est toujours au pluriel. L’Église seule est une et unique parce qu’elle embrasse l’ensemble des fidèles pris un à un indépendamment de leurs familles, de leurs pays, de leurs races, et qu’elle n’a de cesse que de rassembler tous les hommes pris un à un dans le Corps Mystique du Christ qui n’a point de frontière parce qu’il est surnaturel.
Le drame, le drame sanglant de la démocratie moderne est de se vouloir planétaire. Elle veut non seulement, comme l’Église, ne pas tenir compte des différences qui existent entre les sociétés et les nations, mais encore les abolir. En instituant chaque personne comme un Absolu en vertu d’une « dignité » qu’elle ne tiendrait que d’elle-même, en dépouillant chacune d’elles de la protection de ses communautés naturelles, elle les recueille une à une en son sein gigantesque. La démocratie libérale veut s’étendre au monde entier. « L’Internationale sera le genre humain ». Voyez Carter et Brejnev. « En dépit des lois salutaires de gradation qui pénètrent tout l’univers, des efforts insensés furent faits – sont faits et seront encore faits – pour établir une démocratie universelle. » Depuis le siècle des Lumières et la Révolution de 89 jusqu’à nos jours en passant par des deux guerres mondiales exterminatrices, l’effort, toujours avorté, est toujours repris. Son irruption volcanique peut reprendre en n’importe quel point du monde.
Et c’est au moment où la démocratie moderne plagie l’Église et aspire à d’éliminer en sécularisant sa destinée divine que les gens d’Église, de la base au sommet, s’ouvrent à cette escroquerie et la bénissent !
Falsification, duperie, charlatanisme, attrape-nigaud, ce n’est pas assez dire. La démocratie moderne ne peut évacuer l’Église et la remplacer réellement parce qu’elle ne peut être qu’un phénomène mental incapable de s’incarner dans l’existence. Le propre de la démocratie moderne est de n’exister qu’au titre d’illusion dans les esprits qui ont conservé, du christianisme le parfum du vase vide, transformé par l’alchimie personnaliste en narcotique, en drogue à la fois exaltante et débilitante. Le Dieu de la grâce seul peut réunir entre elles des personnes parce qu’il remplit chacune d’elles de Son Être, imparfaitement ici-bas, sauf chez les saints, parfaitement dans l’Au-delà. Il faut donc dire et redire que la démocratie moderne n’existe pas réellement. Il faut donc dire et redire qu’elle n’a d’existence que dans l’imagination des hommes qu’elle abuse. Elle n’a pas de réalité propre indépendante de l’esprit qui la pense et la rêve. Qu’est-elle donc ? Elle est une foi, démarquée de la foi catholique, mais une foi sans objet réel.

Cela est clair comme le jour : puisque notre connaissance du singulier, de la personne individuelle que la démocratie moderne élève au pinacle, est limitée à la perception sensible que nous pouvons en avoir; puisque nous sommes incapables de connaître ces personnes, sauf en nombre très restreint, puisqu’elles sont en fait, en dehors de d’ordre de la grâce, incommunicables, comment établir entre elles un véritable rapport social ? Nous ne pouvons que nous représenter mentalement, imaginativement de pseudo-rapports avec le nombre immense de personnes que la démocratie moderne rassemble dans des mots qui ne renvoient à aucune réalité. La démocratie moderne est une croyance religieuse sans contenu objectif.
Bien plus, cette représentation mentale que la démocratie moderne instille dans les esprits n’a son siège que dans d’esprit de la personne qui l’accueille. Pour la penser, l’imaginer, la personne doit invariablement se replier sur elle-même, se saisir comme sujet. Le contenu de la démocratie moderne n’emprunte [19] rien à la réalité du monde extérieur et de l’histoire. Il est strictement subjectif. C’est pourquoi il n’y a pas et il ne peut y avoir de définition ferme et stable de la démocratie moderne : elle n’a pas de contours réels, elle n’a pas d’essence et de contenu propres. Il y a autant de démocraties que de sujets qui se la représentent et se l’imaginent. La nature de la démocratie est aussi fuyante, aussi évanescente que possible, comme les croyances religieuses sans objet. Elle est une utopie, un mythe que chaque croyant construit pour son propre compte.

Que ce mythe soit le caput mortuum, la lie qui se dépose en l’âme humaine à la suite de l’aigre fermentation que le christianisme subit en chaque personne qui se détache de Dieu et se replie sur soi, cela n’est plus un seul instant douteux depuis que la religion du Christ a embrassé « avec amour », au récent Concile, et sur la sommation de Paul VI, le culte de l’Homme.

Le culte de cette entité mentale qu’est l’Homme n’est autre que le culte secret que le sujet voue à lui-même. C’est le culte du Moi. Le Moi est la dégradation que subit Jésus-Christ en quiconque n’y croit plus surnaturellement. Parmi les cent mille mots accumulés dans les Actes du Concile, le mot surnaturel, clef de la foi chrétienne, n’apparaît que cinq fois, et toujours en un sens indécis !

Pour maintenir cette fiction qui est l’ouverture du catholicisme au monde moderne, à la démocratie moderne qui en colore tous les aspects, il faut berner les fidèles par un déluge de mots. La religion de l’Amour qui s’adresse à un être concret, fait de corps et d’âme, à un être personnel, se transforme en une religion de bavards intarissables qui n’ont au bout de leur pensée qu’un terme abstrait : l’Homme avec majuscule, c’est-à-dire leur Moi. Cette religion de -l’Humanité rejoint la religion de la démocratie dont le succès prodigieux – rabâchons-le ! – n’est nullement dû à une exigence de la nature sociale de l’homme, mais à la destruction de cette nature sous la pression d’un christianisme sécularisé qui fait de chaque Moi un dieu, un dieu malléable à volonté, parce qu’il n’a plus d’appui ferme ni dans la nature ni dans le surnaturel, victime facile et complice, George Dandin perpétuel, proie prédestinée pour ces prédateurs que sont les spécialistes de la représentation mentale, les manipulateurs de vocables, les « intellectuels » déracinés que la mythologie démocratique a pour pères et qui constituent son clergé.

Ne nous étonnons pas de voir cette intelligentsia qui a remplacé depuis le siècle des Lumières les clercs tonsurés dans la direction des esprits, grouiller dans ce moyen inédit que la démocratie moderne a inventé pour répandre ses poisons et qui est son seul canal de diffusion : les mass-media, l’information déformante sous toutes ses formes. Le nouveau clergé y exhibe sa volonté de puissance, sa main-mise sur les consciences affaiblies par l’individualisme, son empaumage de la fameuse « dignité de la personne humaine » qui n’est autre que l’éminente « dignité » de leur Moi respectif. Les spécialistes de la Parole divine (avilie par eux au préalable) font maintenant chorus avec les spécialistes de la parole humaine (privée au préalable de son rapport à la réalité objective) pour perpétuer le règne de la démocratie universelle qui sera leur tyrannie universelle.
Jamais la formule de Maurras : « La démocratie, c’est le mal, la démocratie c’est la mort » ne s’est davantage vérifiée en cette période de l’histoire du monde où s’opère sous nos yeux, avec la bénédiction d’une Hiérarchie déboussolée, la fusion de deux clergés, naguère encore ennemis, en une religion unique.

Marcel DE CORTE
Professeur émérite à l’Université de Liège

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