ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE

HENRIETTE, TRISSOTIN.

HENRIETTE

85 Une retraite où notre âme se donne: un couvent.

C'est sur le mariage où ma mère s'apprête,

Que j'ai voulu, Monsieur, vous parler tête à tête;

Et j'ai cru dans le trouble où je vois la maison,

Que je pourrais vous faire écouter la raison.

1465 Je sais qu'avec mes voeux vous me jugez capable

De vous porter en dot un bien considérable:

Mais l'argent dont on voit tant de gens faire cas,

Pour un vrai philosophe a d'indignes appas;

Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles,

1470 Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

TRISSOTIN

Aussi n'est-ce point là ce qui me charme en vous;

Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,

Votre grâce et votre air sont les biens, les richesses,

Qui vous ont attiré mes voeux et mes tendresses;

1475 C'est de ces seuls trésors que je suis amoureux.

HENRIETTE

Je suis fort redevable à vos feux généreux;

Cet obligeant amour a de quoi me confondre,

Et j'ai regret, Monsieur, de n'y pouvoir répondre.

Je vous estime autant qu'on saurait estimer,

1480 Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.

Un coeur, vous le savez, à deux ne saurait être,

Et je sens que du mien Clitandre s'est fait maître.

Je sais qu'il a bien moins de mérite que vous,

Que j'ai de méchants yeux pour le choix d'un époux,

1485 Que par cent beaux talents vous devriez me plaire.

Je vois bien que j'ai tort, mais je n'y puis que faire;

Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,

C'est de me vouloir mal d'un tel aveuglement.

TRISSOTIN

Le don de votre main où l'on me fait prétendre,

1490 Me livrera ce coeur que possède Clitandre;

Et par mille doux soins, j'ai lieu de présumer,

Que je pourrai trouver l'art de me faire aimer.

HENRIETTE

Non, à ses premiers voeux mon âme est attachée,

Et ne peut de vos soins, Monsieur, être touchée.

1495 Avec vous librement j'ose ici m'expliquer,

Et mon aveu n'a rien qui vous doive choquer.

Cette amoureuse ardeur qui dans les coeurs s'excite,

N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite;

Le caprice y prend part, et quand quelqu'un nous plaît,

1500 Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.

Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagesse,

Vous auriez tout mon coeur et toute ma tendresse;

Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.

Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,

1505 Et ne vous servez point de cette violence

Que pour vous on veut faire à mon obéissance.

Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir

À ce que des parents ont sur nous de pouvoir.

On répugne à se faire immoler ce qu'on aime,

1510 Et l'on veut n'obtenir un coeur que de lui-même.

Ne poussez point ma mère à vouloir par son choix,

Exercer sur mes voeux la rigueur de ses droits.

Ôtez-moi votre amour, et portez à quelque autre

Les hommages d'un coeur aussi cher que le vôtre.

TRISSOTIN

1515 Le moyen que ce coeur puisse vous contenter?

Imposez-lui des lois qu'il puisse exécuter.

De ne vous point aimer peut-il être capable,

À moins que vous cessiez, Madame, d'être aimable,

Et d'étaler aux yeux les célestes appas…

HENRIETTE

1520 Eh Monsieur, laissons là ce galimatias.

Vous avez tant d'Iris, de Philis, d'Amarantes,

Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,

Et pour qui vous jurez tant d'amoureuse ardeur…

TRISSOTIN

C'est mon esprit qui parle, et ce n'est pas mon coeur.

1525 D'elles on ne me voit amoureux qu'en poète;

Mais j'aime tout de bon l'adorable Henriette.

HENRIETTE

Eh de grâce, Monsieur…

TRISSOTIN

Si c'est vous offenser,

Mon offense envers vous n'est pas prête à cesser.

Cette ardeur jusqu'ici de vos yeux ignorée,

1530 Vous consacre des voeux d'éternelle durée.

Rien n'en peut arrêter les aimables transports;

Et bien que vos beautés condamnent mes efforts,

Je ne puis refuser le secours d'une mère

Qui prétend couronner une flamme si chère;

1535 Et pourvu que j'obtienne un bonheur si charmant,

Pourvu que je vous aie, il n'importe comment.

HENRIETTE

Mais savez-vous qu'on risque un peu plus qu'on ne pense,

À vouloir sur un coeur user de violence86?

Qu'il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,

1540 D'épouser une fille en dépit qu'elle en ait;

Et qu'elle peut aller en se voyant contraindre,

À des ressentiments que le mari doit craindre87?

TRISSOTIN

Un tel discours n'a rien dont je sois altéré.

À tous événements le sage est préparé.

1545 Guéri par la raison des faiblesses vulgaires,

Il se met au-dessus de ces sortes d'affaires,

86 Le texte porte ici un point à la place d'un point d'interrogation; nous corrigeons.

87 Le texte porte ici un point à la place d'un point d'interrogation; nous corrigeons.

Et n'a garde de prendre aucune ombre d'ennui88,

De tout ce qui n'est pas pour dépendre de lui.

HENRIETTE

En vérité, Monsieur, je suis de vous ravie;

1550 Et je ne pensais pas que la philosophie

Fût si belle qu'elle est, d'instruire ainsi les gens

À porter constamment de pareils accidents.

Cette fermeté d'âme à vous si singulière,

Mérite qu'on lui donne une illustre matière;

1555 Est digne de trouver qui prenne avec amour,

Les soins continuels de la mettre en son jour;

Et comme à dire vrai, je n'oserais me croire

Bien propre à lui donner tout l'éclat de sa gloire,

Je le laisse à quelque autre, et vous jure entre nous,

1560 Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

TRISSOTIN

Nous allons voir bientôt comment ira l'affaire;

Et l'on a là dedans fait venir le notaire.

SCÈNE II

CHRYSALE, CLITANDRE, MARTINE, HENRIETTE.

CHRYSALE

Ah, ma fille, je suis bien aise de vous voir.

Allons, venez-vous-en faire votre devoir,

1565 Et soumettre vos voeux aux volontés d'un père.

Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère;

Et pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,

Martine que j'amène, et rétablis céans.

HENRIETTE

Vos résolutions sont dignes de louange.

1570 Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change.

Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez,

Et ne vous laissez point séduire à vos bontés.

Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte

D'empêcher que sur vous ma mère ne l'emporte.

CHRYSALE

1575 Comment? Me prenez-vous ici pour un benêt?

HENRIETTE

M'en préserve le Ciel.

CHRYSALE

Suis-je un fat89, s'il vous plaît?

88 Ennui: affliction, tourment (sens beaucoup plus fort qu'aujourd'hui).

89 Un fat: un sot.

HENRIETTE

Je ne dis pas cela.

CHRYSALE

Me croit-on incapable

Des fermes sentiments d'un homme raisonnable?

HENRIETTE

Non, mon père.

CHRYSALE

Est-ce donc qu'à l'âge où je me voi,

1580 Je n'aurais pas l'esprit d'être maître chez moi?

HENRIETTE

Si fait.

CHRYSALE

Et que j'aurais cette faiblesse d'âme,

De me laisser mener par le nez à ma femme?

HENRIETTE

Eh non, mon père.

CHRYSALE

Ouais. Qu'est-ce donc que ceci?

Je vous trouve plaisante à me parler ainsi.

HENRIETTE

1585 Si je vous ai choqué, ce n'est pas mon envie.

CHRYSALE

Ma volonté céans doit être en tout suivie.

HENRIETTE

Fort bien, mon père.

CHRYSALE

Aucun, hors moi, dans la maison,

N'a droit de commander.

HENRIETTE

Oui, vous avez raison.

CHRYSALE

C'est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

HENRIETTE

D'accord.

CHRYSALE

1590 C'est moi qui dois disposer de ma fille.

HENRIETTE

Eh oui.

CHRYSALE

Le Ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

HENRIETTE

Qui vous dit le contraire?

CHRYSALE

Et pour prendre un époux,

Je vous ferai bien voir que c'est à votre père

Qu'il vous faut obéir, non pas à votre mère.

HENRIETTE

1595 Hélas! vous flattez là les plus doux de mes voeux;

Veuillez être obéi, c'est tout ce que je veux.

CHRYSALE

Nous verrons si ma femme à mes désirs rebelle…

CLITANDRE

La voici qui conduit le notaire avec elle.

CHRYSALE

Secondez-moi bien tous.

MARTINE

Laissez-moi, j'aurai soin

1600 De vous encourager, s'il en est de besoin.

SCÈNE III

PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CHRYSALE, CLITANDRE, HENRIETTE, MARTINE.

PHILAMINTE

Vous ne sauriez changer votre style sauvage,

Et nous faire un contrat qui soit en beau langage?

LE NOTAIRE

Notre style est très bon, et je serais un sot,

Madame, de vouloir y changer un seul mot.

BÉLISE

1605 Ah! quelle barbarie au milieu de la France!

Mais au moins en faveur, Monsieur, de la science,

Veuillez au lieu d'écus, de livres et de francs,

Nous exprimer la dot en mines et talents,

Et dater par les mots d'ides et de calendes.

LE NOTAIRE

1610 Moi? Si j'allais, Madame, accorder vos demandes,

Je me ferais siffler de tous mes compagnons.

PHILAMINTE

De cette barbarie en vain nous nous plaignons.

Allons, Monsieur, prenez la table pour écrire.

Ah, ah! cette impudente ose encor se produire?

1615 Pourquoi donc, s'il vous plaît, la ramener chez moi?

CHRYSALE

Tantôt avec loisir on vous dira pourquoi.

Nous avons maintenant autre chose à conclure.

LE NOTAIRE

Procédons au contrat. Où donc est la future?

PHILAMINTE

Celle que je marie est la cadette.

LE NOTAIRE

Bon.

CHRYSALE

1620 Oui. La voilà, Monsieur, Henriette est son nom.

LE NOTAIRE

Fort bien. Et le futur?

PHILAMINTE90

L'époux que je lui donne

Est Monsieur.

CHRYSALE, montrant Clitandre.

Et celui, moi, qu'en propre personne,

Je prétends qu'elle épouse, est Monsieur.

LE NOTAIRE

90 VAR. PHILAMINTE, montrant Trissotin. (1682).

Deux époux!

C'est trop pour la coutume.

PHILAMINTE

Où vous arrêtez-vous?

1625 Mettez, mettez, Monsieur, Trissotin pour mon gendre.

CHRYSALE

Pour mon gendre mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.

LE NOTAIRE

Mettez-vous donc d'accord et d'un jugement mûr

Voyez à convenir entre vous du futur91.

PHILAMINTE

Suivez, suivez, Monsieur, le choix où je m'arrête.

CHRYSALE

1630 Faites, faites, Monsieur, les choses à ma tête.

LE NOTAIRE

Dites-moi donc à qui j'obéirai des deux?

PHILAMINTE

Quoi donc, vous combattez les choses que je veux?

CHRYSALE

Je ne saurais souffrir qu'on ne cherche ma fille,

Que pour l'amour du bien qu'on voit dans ma famille.

PHILAMINTE

1635 Vraiment à votre bien on songe bien ici,

Et c'est là pour un sage, un fort digne souci!

CHRYSALE

Enfin pour son époux, j'ai fait choix de Clitandre.

PHILAMINTE

Et moi, pour son époux, voici qui je veux prendre:

Mon choix sera suivi, c'est un point résolu.

CHRYSALE

1640 Ouais. Vous le prenez là d'un ton bien absolu?

MARTINE

91 Le texte porte ici un point d'interrogation; nous corrigeons.

Ce n'est point à la femme à prescrire, et je sommes

Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

CHRYSALE

C'est bien dit.

MARTINE

Mon congé cent fois me fût-il hoc92,

La poule ne doit point chanter devant le coq.

CHRYSALE

Sans doute.

MARTINE

1645 Et nous voyons que d'un homme on se gausse,

Quand sa femme chez lui porte le haut-de-chausse.

CHRYSALE

Il est vrai.

MARTINE

Si j'avais un mari, je le dis,

Je voudrais qu'il se fît le maître du logis.

Je ne l'aimerais point, s'il faisait le jocrisse93.

1650 Et si je contestais contre lui par caprice;

Si je parlais trop haut, je trouverais fort bon,

Qu'avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

CHRYSALE

C'est parler comme il faut.

MARTINE

Monsieur est raisonnable,

De vouloir pour sa fille un mari convenable.

CHRYSALE

Oui.

MARTINE

1655 Par quelle raison, jeune, et bien fait qu'il est,

Lui refuser Clitandre? Et pourquoi, s'il vous plaît,

Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue94?

Il lui faut un mari, non pas un pédagogue:

Et ne voulant savoir le grais95, ni le latin,

92 Me fût-il hoc: me fût-il assuré (expression proverbiale).

93 Jocrisse: «homme qui s'amuse aux menus soins du ménage: qui est faible et avare» (Dictionnaire de Furetière, 1690).

94 Épiloguer: «censurer: rechercher curieusement ce qu'il y a de mal dans les actions d'autrui» (Dictionnaire de Furetière, 1690).

1660 Elle n'a pas besoin de Monsieur Trissotin.

CHRYSALE

Fort bien.

PHILAMINTE

Il faut souffrir qu'elle jase à son aise.

MARTINE

Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise96;

Et pour mon mari, moi, mille fois je l'ai dit,

Je ne voudrais jamais prendre un homme d'esprit.

1665 L'esprit n'est point du tout ce qu'il faut en ménage;

Les livres cadrent mal avec le mariage;

Et je veux, si jamais on engage ma foi,

Un mari qui n'ait point d'autre livre que moi;

Qui ne sache A, ne B, n'en déplaise à Madame,

1670 Et ne soit en un mot docteur que pour sa femme.

PHILAMINTE

Est-ce fait? et sans trouble ai-je assez écouté

Votre digne interprète?

CHRYSALE

Elle a dit vérité.

PHILAMINTE

Et moi, pour trancher court toute cette dispute,

Il faut qu'absolument mon désir s'exécute.

1675 Henriette, et Monsieur seront joints de ce pas;

Je l'ai dit, je le veux, ne me répliquez pas:

Et si votre parole à Clitandre est donnée,

Offrez-lui le parti d'épouser son aînée.

CHRYSALE

Voilà dans cette affaire un accommodement.

1680 Voyez? y donnez-vous votre consentement?

HENRIETTE

Eh mon père!

CLITANDRE

Eh Monsieur!

BÉLISE

On pourrait bien lui faire

Des propositions qui pourraient mieux lui plaire:

95 Grais : prononciation populaire de grec.

96 En chaise: en chaire. La distinction entre chaise et chaire n'est pas définitivement faite au XVIIe siècle.

Mais nous établissons une espèce d'amour

Qui doit être épuré comme l'astre du jour;

1685 La substance qui pense, y peut être reçue,

Mais nous en bannissons la substance étendue97.

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